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JEAN DE BRÉBEUF

repas du soir et fredonnant un air de chanson normande.

Jean de Brébeuf prit sur sa table un bougeoir qu’il alla allumer à la cuisine, revint peu après disant à Jean Huron qui l’attendait :

— Maintenant nous allons causer.

La bougie ne répandait qu’une mince clarté, laissant dans l’ombre la moitié de la salle.

Le missionnaire s’assit sur l’escabeau près de la table, appuya ses coudes, joignit les doigts et prit une pose attentive.

Le jeune indien venait de dire :

— Père, je suis venu vous demander de me donner Marie pour femme.

— Tu crois donc que le temps est venu ?

— Ma pensée me fait pénétrer dans l’avenir, j’y vois écrites ma destinée et celle de Marie.

— Mon enfant, ce n’est pas moi qui s’opposerai ni à tes désirs ni à tes desseins, Marie sera ta femme. Mais il ne m’appartient pas à moi seul de décider. As-tu consulté son père ?

— Oui, il consent.

— Et les guerriers Hurons ? Car rappelle-toi qu’il a été convenu que tu ne prendras femme que le jour qui t’aura vu nommer le chef de la tribu ?

— Je suis sûr que les guerriers Hurons me choisiront comme leur chef, si je leur en fais la demande.

— Eh bien ! qu’il soit fait selon tes vœux !

— Père, je veux que Marie soit ma femme demain !

— Demain ? fit avec surprise Jean de Brébeuf.

— Oui, Père. Marie vous dira pourquoi nous voulons être unis demain, c’est-à-dire le plus tôt possible.

— Soit, je bénirai votre union demain.

— Merci, Père, répondit le jeune indien.

Puis il s’inclina profondément et se retira.

Jean de Brébeuf se mit à méditer. Puis il pensa :

— Je crois deviner que Jean veut par ce mariage empêcher l’Araignée de s’emparer de Marie. Ma foi, je suis content, car l’Araignée ne voudra plus de Marie une fois qu’elle sera devenue la femme de Jean. Je suis d’autant plus content que tout cela semble aller de pair avec les desseins de la Providence.

Il se leva et humblement alla s’agenouiller devant le crucifix de plâtre ; puis, front penché, mains jointes, il se mit à prier avec une grande ferveur.

Le silence régnait partout dans la bourgade, silence que ne troublait de temps à autre que le cri d’oiseaux nocturnes perchés à quelque cime dans la forêt ou le hurlement des loups. L’heure était donc propice au recueillement et à la prière.

Tout à coup une figure cuivrée, éclairée de yeux ardents, se posa dans l’ouverture de la fenêtre. Les yeux dardèrent leurs flammes sur la personne immobile et recueillie du missionnaire, deux lèvres minces s’écartèrent dans un sourire cruel laissant paraître des dents aiguës et blanches, puis deux mains s’accrochèrent au bord de l’ouverture… L’instant d’après, sans que le moindre bruit eût été fait, une longue, mince et souple silhouette humaine se glissa dans la salle. C’était un indien. Ses yeux de feu scrutèrent rapidement tous les coins de la pièce, puis l’homme alla se camper près de la table, dans la clarté de la bougie, croisa les bras sur sa poitrine nue et demeura immobile, ses yeux attachés sur le missionnaire qui lui tournait le dos.

C’était un grand jeune homme, plus grand et plus mince que Jean Huron, et remarquable par la fière attitude de sa pose, l’énergie de ses traits fins, l’éclair farouche de ses yeux noirs et ardents. De longs cheveux noirs, presque soyeux, tombaient sur ses épaules. Pour vêtement, il portait une mante ou sorte de cape agrafée sous le menton et retenue par deux bretelles passant sous les épaules, de sorte qu’il pouvait à son gré ou s’en couvrir ou la rejeter dans son dos. À ce moment la cape était rejetée en arrière. Elle était faite de peau de cerf et bizarrement brodée de poils de porc-épic, et tombait jusqu’au milieu de la taille. Il portait une culotte de peau de cerf également, serrée autour des reins et brodée de la même façon que la mante. Ses jambes étaient nues ; mais ses pieds étaient chaussés de mocassins. Il avait un visage très ovale, le front haut et large, le nez fortement aquilin. Ses pommettes saillantes étaient décorées d’un cercle noir de la grandeur environ d’une pièce de vingt-cinq sous de notre monnaie. Sur le milieu de son front était tracé en blanc un signe cabalistique