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JEAN DE BRÉBEUF

Un sentier sinueux et peu large y conduisait au travers de la forêt, et ce parcours de quatre milles pour le penseur et l’homme de la méditation était un doux exercice en même temps qu’un poétique passe-temps.

De son côté Jean de Brébeuf, selon qu’il en avait pris l’habitude à l’heure du crépuscule, se mit à parcourir la bourgade pour réconforter ses ouailles et s’enquérir de leurs besoins. Il vivait au milieu de ces sauvages comme un père vit au milieu de sa famille. Il voulait savoir leurs peines et leurs soucis afin de les consoler. Il les encourageait à leur travail, donnait un coup de main çà et là, se rendait utile et agréable. Il jouait un moment avec une tapée d’enfants dont les cris joyeux volaient et se mêlaient aux gazouillis de la forêt. Des femmes accroupies sur le pas des portes et causant entre elles s’inclinaient sur le passage du Père Noir. Il disait un bon mot, esquissait un large sourire. Les hommes, revenus de la chasse ou de l’ouvrage, le torse en sueurs se couchaient près de leur cabane sur l’herbe, levaient les yeux vers le firmament dont le bleu clair devenait plus sombre de moment en moment et demeuraient dans une immobilité contemplative. Les couchers de soleil sont pour l’indigène une heure solennelle, et l’on croirait qu’il profite de ce moment paisible et doux pour se recueillir et méditer.

Plus que le sauvage Jean de Brébeuf subissait le charme puissant de la nature qui se voile. D’ordinaire, après avoir visité son village, il franchissait la porte de la palissade et, le bréviaire sous le bras, il s’en allait dans la forêt. D’autres fois il parcourait les champs de maïs qui s’étendaient sur plusieurs hectares à l’ouest de la bourgade. Alors il descendait les bords escarpés de la rivière, s’arrêtait un moment à rêver sur le pont fait de quatre troncs d’arbres renversés et à écouter le murmure de l’eau, puis montait la pente opposée au sommet de laquelle il s’arrêtait pour jeter sur les champs un regard admirateur et satisfait. Ses yeux s’élevaient au-dessus des forêts voisines, se posaient sur le couchant, puis ses lèvres murmuraient avec amour :

— Merci, ô mon Seigneur-Dieu, d’avoir fait si belle votre nature ! Oh ! comme on y voit bien votre beauté et votre bonté !…

Les derniers rayons du soleil répandaient alors des flots de vapeur vermeille ou écarlate sur les tiges hautes et vertes des maïs, dont les feuilles s’agitaient doucement sous la brise avec un bruissement argentin. De l’autre côté des maïs, plus à l’ouest, se détachait, plus verte, plus drue, plus égale et toute semblable à une riche pelouse une pièce de blé dont l’épi se formait peu à peu dans la tige. Enfin à droite, longeant la lisière de la forêt, s’étendait une magnifique planche de pommes de terre. Tout était symétrique, propre, travaillé avec soin sous l’œil minutieux du missionnaire. Cette oasis de riche verdure tout effleurée de lumières d’or et de pourpre était majestueusement encadrée de la forêt sombre, profonde, mystérieuse.

Souvent un silence religieux planait doucement au-dessus des cimes immobiles sur lesquelles le ciel bleu semblait se poser. Nul son, nulle voix, nul bruit ne s’élevait du sein des bois, pas le moindre frisson n’agitait les rameaux, pas un brin d’herbe ne tressaillait, si bien qu’on eût dit la vie éteinte. Et ce silence, cette tranquillité et la douceur qui s’en dégageait semblaient perpétuels et universels. Le globe terrestre, si mouvementé par l’existence des hommes, disparaissait ; il semblait à Jean de Brébeuf que la terre était revenue aux premiers temps de sa création alors que Dieu n’avait pas encore tiré l’homme du limon de la terre. Et lui, l’apôtre, à sentir la puissante majesté du Maître infini planer dans cette atmosphère si calme, croyait être l’homme que Dieu allait dans un instant faire sortir du néant pour en orner le Paradis terrestre et apporter à la terre la vie, le mouvement à la nature. D’ailleurs il plaisait à Jean de Brébeuf de se trouver seul ainsi avec Dieu et la nature immense, car c’est alors seulement qu’il se sentait plus rapproché de son Créateur et qu’il en voyait avec joie et admiration la toute-puissance et la beauté. Malgré sa grande activité, le missionnaire vivait toujours d’une vie intérieure intense, il voyait ou l’image de Dieu ou sa grandeur et sa puissance dans les moindres choses de la création. Mais c’est devant l’immensité des bois, en face de leur splendide solitude et sous leur voûte profonde et mystérieuse qu’il découvrait davantage la grandeur et la splendeur du Divin Maître. Quelle joie inouïe l’assaillait à ces moments de « comparution » devant la majesté du Seigneur !