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JEAN DE BRÉBEUF

une large mesure à l’effacement de quelques-unes de ces races primitives.

Les missionnaires leur avaient donné le goût du vêtement, aux femmes surtout qui furent tentées par les étoffes multicolores apportées de l’Europe. À ses Hurons Jean de Brébeuf fit d’énormes cadeaux d’étoffes. Les femmes se confectionnèrent des corsages et des jupes. Elles furent si contentes et si fières de se voir ainsi habillées qu’elles ne voulurent plus les enlever. Elles couchaient avec, et de crainte de les briser elles n’osaient pas les laver. Les enfants partageaient leur plaisir et ils portaient précieusement et vénéraient les vêtements d’étoffe qu’on leur faisait. Quant aux hommes, ils furent plus difficiles. Dans la saison d’été ils ne pouvaient se faire à un vêtement, même le plus léger ; ce vêtement les harassait.

Ce jour de juin où nous pénétrons avec le missionnaire dans la bourgade Saint-Louis, les femmes et les enfants étaient vêtus d’étoffes aux couleurs si variées et si éclatantes que c’en était un éblouissement. En guise d’ornements ou de joyaux elles portaient des colliers de coquillages, des bracelets à leurs bras, des pendentifs aux oreilles.

Les hommes, nus ou demi nus, présentaient des torses maigres, cuivrés et luisants et peints ou tatoués de toutes espèces de figures symboliques. La plupart portaient suspendue à leur cou une amulette d’os quelconque qui était leur talisman particulier, et presque tous étaient également ornés de pendentifs aux oreilles et au nez. Au cours de ses seize années de mission Jean de Brébeuf avait réussi à faire disparaître parmi ses Hurons un grand nombre de superstitions et de fausses croyances, mais il en restait encore beaucoup. Un peuple n’est pas arraché en si peu de temps à la barbarie, c’est le plus souvent un travail de siècles. Mais il s’avouait avec plaisir qu’il avait grandement adouci les mœurs de ces enfants des bois en leur inculquant l’idée de Dieu, et il les avait arrachés à une foule de pratiques honteuses, entre autres, la bigamie.

En cette année 1684 la petite population de Saint-Louis n’était pas entièrement acquise à la religion catholique ; il se trouvait encore plusieurs catéchumènes même parmi les personnes âgées. Bien que ces indiens fussent généralement intelligents, beaucoup ne passaient pas facilement du paganisme au christianisme. Non qu’ils éprouvassent quelque répugnance à la parole de l’Évangile, mais il leur en coûtait d’abandonner la religion et les croyances si longtemps pratiquées par leurs aïeux. En outre, ils paraissaient pris de défiance à entendre parler d’un Dieu qui pardonnait, qui oubliait les offenses et les outrages, qui condamnait en les défendant la vengeance, le meurtre, le vol. Il leur semblait qu’un tel Dieu ne pouvait exister. Mais à l’exemple que leur donnait tous les jours leur missionnaire, ils finissaient par accepter cette vérité. La lumière se faisait peu à peu dans leur cerveau si longtemps obscurci par les anciennes croyances, ils raisonnaient et admettaient que la religion et le Dieu du Père Noir valaient mieux que les leurs. On comprend la lourde et souvent décevante tâche de ces zélés apôtres des sauvages de l’Amérique, et l’on comprendra aussi qu’ils n’avaient pu en si peu de temps transformer totalement la nature de ces enfants de la forêt. La religion du Christ avait jusqu’à présent amoindri leurs passions, mais elle ne les avait pas extirpées. Leur caractère cruel et vindicatif n’était qu’assoupi, il se réveillait tôt à la première opportunité. Ceux qui n’étaient pas fermement convaincus de la vérité des enseignements de l’Église, étaient souvent susceptibles, à la moindre contrariété, aux moindres souffrances, de retourner à la barbarie. Aussi quel tact, quelle douceur, quel prestige il fallait à ces missionnaires pour retenir ces brebis qui étaient tentées de s’éloigner du reste du troupeau ! Comme le pensait Jean de Brébeuf, il faudrait un siècle ou deux pour faire de ces races farouches des peuples civilisés et christianisés !

— Cela viendra, ajoutait Jean de Brébeuf avec conviction. Notre œuvre à nous, missionnaires et pionniers de ces vastes défrichements spirituels, ne peut être que rudimentaire ; mais le temps la complétera et l’achèvera à perfection.

D’ailleurs ces hommes de Dieu avaient déjà accompli des prodiges inouïs.

Et que ces enfants farouches et réfractaires qui, jusqu’à ce temps n’avaient connu d’autre autorité que la force brutale, étaient devenus dociles ! Au commandement du Père Noir de reprendre chacun leur travail, tous s’étaient dispersés silen-