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FIERTÉ DE RACE

— Sais-tu que j’ai un mot à te dire, James ? fit la jeune fille sur un ton demi sévère.

Elle le prit par un bras pour l’attirer à l’écart.

— Qu’avez-vous à me dire, Gabrielle ? demanda le jeune Hartley avec un accent ennuyé et fâché.

— J’ai dit un mot… pardon, c’est deux. Viens ici !

— Expliquez-vous, Gabrielle !

— Je vous en veux, monsieur… terriblement… prononça-t-elle avec un air très irrité.

— Mais pourquoi m’en voulez-vous ? demanda le jeune M. Hartley sur un ton très agacé.

— Viens ici…

De force presque elle entraîna le jeune homme vers Mme Foisy. Là, elle s’arrêta et d’une voix pour n’être entendue que de Hartley et de sa mère, Gabrielle articula :

— Pourquoi je vous en veux, James ?… parce que vous ne m’aimez pas !…

Et sans attendre la réplique du jeune Hartley où l’effet que ses paroles auraient pu produire sur le jeune homme, Gabrielle fit un bond, pirouetta, pila sur les longs pieds du brave clergyman qui, à l’instant, s’approchait de sa femme, heurta le ventre rebondi du gras M. Cox qui, à pas de loup, rampait vers Mme Foisy, et arriva, par bonds, sauts, ricochets, jusqu’au groupe composé de Lucienne, Burnham et Cox fils.

 

Cette soirée se termina par une collation arrosée de cidre, et ce fut l’heure de la séparation.

Au moment où Mme Renaud et Lucienne prenaient congé, le jeune Hartley parvint à s’esquiver de la folle Gabrielle et se rapprocha de la tante et de la nièce.

Mme Renaud s’empressa de faire ses souhaits de bon voyage au jeune homme, et devinant que celui-ci avait quelque confidence à faire à Lucienne, elle prit le bras de Mme Hartley et l’attira un peu à l’écart. Et c’est ainsi que Lucienne se vit seule avec le jeune M. Hartley qu’elle aurait voulu éviter et ne plus revoir.

Et lui, très gêné, la voix tremblante, le regard confus, balbutia difficilement :

— Je compte bien, mademoiselle, que nous nous reverrons plus tard ?

— Monsieur Hartley, répondit Lucienne avec franchise, j’aime vous souhaiter de grands succès dans vos études universitaires, mais quant à nous revoir plus tard, je n’éprouve pas ce désir ; je pense qu’il importe de nous dire adieu !

— Pourquoi… adieu ?… interrogea le jeune homme devenu tout livide.

— Parce que vous avez ou paraissez avoir des espérances que, loyalement, je ne peux pas favoriser.

Hartley n’eut pas le temps de répliquer, Gabrielle tombait entre lui et Lucienne comme un coup de foudre.

— Eh bien, bonsoir, James ! Bon voyage !… J’espère bien que tu n’oublieras pas ta petite Gaby…

Alors seulement elle remarqua la physionomie défaite et bouleversée du jeune homme, et elle prononça avec un attendrissement bien joué :

Oh !… poor old boy !

Le jeune M. Hartley avait des larmes dans les yeux car Lucienne était partie…


VII

Secrètes amours.


Un hiver précoce s’annonçait en cette fin d’octobre 19… Durant trois jours une vague de froid avait roulé sur le pays entier, et le baromètre était descendu, une fois, à dix degrés sous zéro.

Aujourd’hui un adoucissement s’est produit et la neige commence à tomber par petits flocons.

La maison de M. Renaud et le parterre qui l’entoure n’ont plus cet air gai des jours où les lilas parfumaient la brise, où les érables mettaient au jour leur feuillée, où dans la ramure nouvelle des chants célestes éclataient, de ces jours où des joies de fête jaillissaient de toutes parts.

Maintenant, on entend l’âpre vent d’hiver mugir ; plus de feuillage délicieusement remué par un souffle doux, plus de verdure qui sourit, plus de chants, et, le soir, sous les rayons d’une lune froide et maussade, la maison de M. Renaud paraît s’ensevelir dans les plis funèbres d’un linceul.

Dans le salon éclairé par son même et unique lustre, M. Renaud, une pipe aux dents, cause avec sa digne compagne.

La physionomie de M. Renaud est abattue, sombre ; celle de Mme Renaud, revêche. Aussi les paroles de celle-ci ressemblent-elles plutôt à des coups de marteau qu’à des chants d’amour :

— Prosper, il faut que tu t’arranges de façon à me procurer les services d’une servante. Il est vraiment trop humiliant de recevoir son monde et de le servir soi-même. Je suis d’avis que ce n’est pas en nous laissant voir dans une existence misérable que nous pourrons marier convenablement notre nièce. Tâchons, pour un temps au moins, d’avoir certaines apparences !

— Mélanie, ça coûte bien cher les apparences, soupira M. Renaud.

— Ça dépend comment on s’y prend !

— Oui, ça dépend… ça dépend toujours ! N’empêche qu’une servante, il faut que ça se paye comme autre chose, et pour se payer un tel luxe, c’est un vingt ou un trente dollars qu’il faut se tirer des entrailles chaque mois !

— Tire-les du gousset ! bougonna Mme Renaud.

— Oui, oui, ricana M. Renaud, qui n’osait pas se fâcher tant il redoutait la colère plus forte de sa femme, oui, tire donc du gousset et va voir !

— C’est bien facile d’y aller voir… tu le défends comme un chien défend son os !

— Dommage que je ne t’y laisse piger à ta guise… où irions-nous, Seigneur !

Avec ces paroles M. Renaud secoua sa pipe et poussa un très long soupir.

— Où nous irions ? reprit aigrement Mme Renaud, nous irions sûrement plus loin que nous n’allons maintenant. Voyons, par exemple… qu’ai-je à me mettre sur le dos cet