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— Combien portiez-vous de nègres par voyage ?

— À mon dernier voyage, j’en avais 664, j’allais au Brésil ; si j’eusse chargé pour Cuba, j’en aurais pris 800.

— Comment les traitiez-vous ?

— Pendant les premiers jours, pour établir notre autorité, nous sommes sévères avec eux ; mais au bout d’une semaine ou deux, notre rigueur se relâche. Pendant la nuit, les noirs, pour dormir, se mettent sur le côté ; s’ils se couchaient sur le dos, on n’aurait pas assez de place à leur donner.

— En meurt-il beaucoup ?

— Assez pour notre perte. Le matin, la première chose dont on s’occupe, c’est de visiter la cargaison et de jeter à la mer les morts et ceux qui sont dans un état désespéré.

— Vos bénéfices sont-ils grands ?

— Lors de mon dernier voyage à Cuba, mes frais montaient à 13,000 dollars, et ma cargaison en valait 220,000. À notre arrivée, nous tombâmes entre les mains des agents du capitaine général Pezuela. Celui-là a plus fait pour la compression de la traite que tous ses prédécesseurs ensemble. S’il fût resté plus longtemps à Cuba, je n’aurais pas répondu de ses jours. De temps immémorial, le domicile particulier des planteurs était chose sacrée, on se gardait bien d’y pénétrer ; mais Pezuela ne respectait rien : il envoyait saisir les nègres récemment débarqués partout où il croyait savoir qu’on les avait cachés.

— Enfin vous voilà pris à tout jamais.

— Hélas, oui ! c’est mon second qui m’a trahi. Cet homme n’a pas de cœur. Certaines rides de son visage eussent dû de prime abord exciter ma défiance. Avant de prendre un homme avec lui, un négrier doit en deviner le caractère rien qu’à sa figure et à son tempérament. Une fois en mer, un capitaine n’est maître de son navire qu’autant qu’il a à lui seul plus de nerf et de vigueur que