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voyage, je fus tout étonné de ne voir point l’atelier à l’ouvrage. J’aperçus bientôt la pièce de cannes dont la coupe avait été entamée, délaissée ; sur le bord du chemin, quelques coutelas gisaient abandonnés, des cabrouets, dételés et à moitié chargés déjà, barraient la route, le brancard à terre ; un peu plus loin, je remarquai le fouet du commandeur, ce sceptre terrible, couché impuissant à l’entrée de la pièce où le sol était foulé sous des trépignements tout frais encore.

Il me parut que ce désordre avait quelque chose de sinistre. Nous avançâmes, ne rencontrant pas l’ombre d’un nègre sur nos pas ; plus nous approchions de la maison du maître, plus l’atmosphère, autour de nous, semblait chargée de tristesse et de lugubres symptômes. En entrant sur la vaste savane qui s’étendait à plus d’un kilomètre, et ordinairement peuplée de bestiaux, je comptai deux mulets se traînant lentement à travers les herbes, Un silence solennel planait sur ces solitudes. Partout où nos regards s’arrêtaient, j’observais des traces de ce désordre que j’avais trouvé dans la pièce de cannes. Rien n’était à sa place accoutumée. La cheminée du moulin lançait en spirales les dernières vapeurs d’une fumée pâle et froide.

— Mon Dieu ! m’écriai-je tout à coup.

— Qu’est-ce donc ? me demanda mon compagnon en voyant mon émotion.

— Je redoute un effroyable malheur, lui répondis-je en mettant mon cheval au galop ; suivez-moi.

En longeant le parc aux bestiaux, je le vis désert ; toutes les cases à nègres étaient fermées, et pas le plus petit négrillon ne montrait sa tête crépue et son ventre gonflé comme un ballon, au milieu des jardins verts et encore bien cultivés qui entouraient les cases. À cent pas plus loin, je rencontrai une vieille négresse décharnée, dé-