Page:Evariste Huc - Empire chinois ed 5 vol 1.djvu/450

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ting jubilait de se trouver encore de ce monde ; pour peu que nous l’eussions pressé, il nous eût volontiers joué la comédie. Maître Ting, lui dîmes-nous, voilà que tu en es réchappé ; maintenant que tu peux te remuer, il ne faut pas oublier d’exécuter ta promesse. Voyons, va chercher ta cassette de fumeur d’opium et jette-nous tout cela à l’eau. Il nous répondit par une gambade et en disant qu’il avait parlé pour rire, et, afin de nous bien prouver combien il était peu disposé à jeter sa pipe à l’eau, il descendit, fit ses préparatifs et se mit à fumer avec plus d’ardeur que jamais.

Au milieu de cet épanouissement général, le patron seul conservait toujours sa mauvaise humeur. Cette arrivée au port, après laquelle tout le monde soupirait, était précisément ce qui le tourmentait le plus ; il redoutait les railleries des autres jonques. — Comment oserai-je paraître ? répétait-il sans cesse : j’ai perdu ma face[1]. On essaya vainement de lui fortifier le cœur. A tout ce qu’on pouvait lui dire, il n’avait qu’une réponse : « J’ai perdu ma face. »

Enfin nous aperçûmes le port de Kin-tcheou. Quand nous fîmes notre entrée, il y eut un branle-bas général. Toutes les jonques étaient en émoi ; on poussait des cris, on nous tendait les bras, et les tam-tam résonnaient de toute part. Notre patron n’y tenait plus. Évidemment, cette manifestation n’était que sarcasme et raillerie. Bientôt de nombreuses embarcations entourèrent notre jonque, et une foule de curieux grimpèrent à bord. Nous sûmes alors la véritable cause du mouvement qui régnait dans le port, et qui avait pour but, non pas de se moquer de nous, mais de nous féliciter bien sincèrement.

  1. « Je suis déshonoré. »