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— Allons, dit mon oncle, nous aurons de quoi faire deux barriques de piquette.

Nous revînmes à la maison bien ennuyés, et ma femme, venant au-devant de nous avec sa drole sur le bras, nous demanda ce qu’il en était.

— Tout est perdu ou à peu près, lui dis-je.

Et nous rentrâmes tous les trois sans rien dire.

Les marchands se font du mauvais sang, pour une banqueroute qui leur fait perdre, les propriétaires, pour un fermier qui déguerpit sans les payer ; les gens qui sont dans les affaires, pour les événements qui arrêtent l’industrie, et les paysans pour la gelée, la grêle, la sécheresse, la brume et tout ce qui perd le revenu. Mais, tandis que dans les villes on agit, on se démène pour tâcher de se tirer d’affaire, nous autres, nous ne bougeons point et nous ne disons rien. C’est qu’après une gelée, une grêle, il n’y a rien à faire, ce qui est perdu ne peut plus être sauvé. Et puis, nous sommes de si longtemps habitués à ne compter sur le revenu, que lorsqu’il est serré, que le malheur nous touche bien, mais il ne nous surprend point.

Heureusement, nous n’avions pas vendu tout notre vin de l’année d’avant, et il nous fallut faire avec le reste, en buvant plus de piquette que de vin.

Quelque temps après, mon cousin Estève me manda de venir à la foire de Jumilhac qui tombe le 7 mai, parce qu’il était en marché pour acheter une maison, et qu’il avait plaisir d’avoir mon estimation. J’y fus donc et je le rencontrai sur la place devant le château, près du vieux arbre de la Liberté tout saccagé par les orages, comme la liberté par Bonaparte. Après que nous eûmes déjeuné, nous fûmes voir la maison, et, après l’avoir bien visitée, nous revenions dans la foire en causant du prix. Comme nous suivions la grande rue, je vis passer un individu en blouse, qui avait une belle paire de ciseaux pen-