Page:Eugène Le Roy - Jacquou le Croquant.djvu/90

Cette page a été validée par deux contributeurs.

mauves pour ressortir un peu plus loin, toujours lentement, lentement, comme s’il avait regret d’aller se perdre dans l’Ille.

Nous avions laissé le château du Lieu-Dieu sur notre droite, quand voici derrière nous un grand bruit de grelots. Nous retournant alors, nous apercevons une grande belle voiture attelée de quatre chevaux avec deux postillons en grandes bottes, culotte jaune, gilet rouge, habit bleu de roi, plaque au bras et chapeau de cuir ciré. Je me plantai par curiosité pour voir passer cette voiture, et ma mère en fit autant pour m’attendre. Lorsqu’elle fut là, je vis à travers les grands carreaux de vitre le comte de Nansac, la comtesse et leur fille aînée. Sur le siège de devant était le garde Mascret, et, derrière, un domestique avec une chambrière. Ma mère regarda les messieurs d’un œil fiché, les mâchoires serrées, les sourcils froncés, et moi, je sentis en mon cœur s’élever un violent mouvement de haine. Eux nous voyant ainsi, mal vêtus, mouillés, pataugeant pieds nus dans la terre détrempée, détournèrent les yeux d’un air froid, méprisant, et la voiture passa, rapide, en nous éclaboussant de quelques gouttes de boue liquide.

Arrivés à Lesparrat, j’aperçus la belle plaine de l’Ille, et la rivière aux eaux vertes, bordée de peupliers, qui coule au-dessous du château du Petit-Change. En quittant le vallon étroit du Manoir enserré entre des coteaux arides aux terres grisâtres, aux arbres chétifs, il me sembla