Page:Etienne-Gabriel Morelly - Code De La Nature.djvu/104

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle n’était assujettie à quelque autorité redoutable. Oui, les hommes doivent être gouvernés ; mais depuis quand le commun, en général, est-il devenu une multitude aveugle ? n’est-ce pas depuis que la propriété et l’intérêt, joints aux erreurs qui en sont les suites, ont mis, comme je l’ai dit, une discordance si variée et si compliquée entre les volontés, que dans un millier de personnes à peine s’en trouvera-t-il dix qui puissent s’accorder, soit sur la façon de considérer un objet utile, soit sur les vrais moyens de s’en procurer une égale jouissance ? presque aucun n’aura une juste idée de ce qui constitue l’essence du vrai bien d’une société, quelque petite qu’on la suppose. L’oppression a toujours pris à tâche d’étouffer ces idées qui rendraient l’homme vraiment libre, parce qu’il serait raisonnable : est-il étonnant, après cela, que tout un peuple, toute une nation soit devenue une multitude capricieuse, insensée, un assemblage tumultueux d’un nombre infini de volontés et de sentiments contraires, dont la fermentation est plus violente que les flots d’une mer agitée ; enfin, un feu qui se dévorerait et se détruirait de soi-même, si sa violence n’était contenue par des lois qui le modèrent, et des maîtres qui le gouvernent ? Ainsi, selon nos sages, ces maîtres sont établis pour diriger, avec force et autorité, l’humanité entière vers son bien, que souvent elle ne connaît pas : ce sont des pasteurs qui conduisent une troupe de bestiaux stupides vers un bon pâturage, et qui la détournent de la fange d’un marais où elle irait se précipiter et se perdre. De là la belle maxime, que les potentats sont faits pour veiller à rendre leurs peuples heureux. J’ajouterai que, pour y réussir, il faudrait les guérir des préjugés qui aveuglent les hommes sur leurs vrais intérêts ; mais précisément tout le contraire arrive. Un peuple entier est souvent destiné à rendre heureux quelques mortels, aux dépens