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pour déclarer que le riche n’est que dépositaire des biens du pauvre et le sommer de restituer ce qui ne lui appartient pas. Il n’obtint pas le prix. Le mémoire couronné (ce n’est pas un chef-d’œuvre), se termine par une prière à Jésus-Christ où nous lisons : « L’homme étant sorti des mains de Dieu par la création pour être éternellement heureux, toutes les richesses de l’univers lui étaient… abandonnées alors, comme une anticipation et un commencement de son bonheur éternel… mais ayant consenti à désobéir à Dieu, ils (les hommes) conçoivent une passion violente pour les richesses… » Le dogme chrétien de l’état de nature et de l’inégalité dérivée du péché était donc pour presque tout le monde une sorte d’axiome au moment où Rousseau, Morelly et Mably commençaient à écrire. À la veille de la Révolution, l’accent des prédicateurs revendiquant les droits du pauvre se fera plus impérieux et plus âpre ; mais alors ils subiront l’influence du milieu, tandis que dans la première partie du siècle, c’est l’Eglise qui prête sa conception paradisiaque à la philosophie sociale. Tel est le point de départ du mouvement.

Ce n’était là qu’une vision rétrospective, bonne tout au plus à susciter des regrets, indifférente pour l’action, du moins pour l’action politique. Nous la voyons peu à peu, sous l’empiré de causes diverses, se transporter du passé dans l’avenir et sourire aux espérances. D’abord les missions font connaître les peuples sauvages l’expérience du Paraguay, très admirée même de Montesquieu, et qui fit une grande impression sur les esprits, semble prouver qu’un régime d’égalité et de travail en commun est possible, du moins pour ceux qui sauraient se faire simples comme les sauvages et revenir à la nature. Ensuite, la littérature multiplie à ce moment les fictions où prend corps, pour ainsi dire, le rêve d’un bonheur social fondé sur l’égalité. L’état de nature se peint déjà plus distinctement