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HUGUES-LE-LOUP.

terne apparut dans les profondeurs de la voûte, étoilant les ténèbres, et nous montrant, dans son auréole, un petit homme bossu, à barbe jaune, large des épaules, et fourré comme un chat.

Vous eussiez dit, au milieu des grandes ombres, quelque gnome traversant un rêve des Niebelungen.

Il s’avança lentement et vint appliquer sa large figure plate contre le grillage, écarquillant les yeux et s’efforçant de nous voir dans la nuit.

« Est-ce toi, Sperver ? fit-il d’une voix enrouée.

— Ouvriras-tu, Knapwurst ? s’écria le piqueur. Ne sens-tu pas qu’il fait un froid de loup ?

— Ah ! je te reconnais, dit le petit homme. Oui… oui… c’est bien toi… Quand tu parles, on dirait que tu vas avaler les gens ! »

La porte s’ouvrit, et le gnome, élevant vers moi sa lanterne avec une grimace bizarre, me salua d’un : « Wilkom, her docter (soyez le bienvenu, monsieur le docteur), » qui semblait vouloir dire : « Encore un qui s’en ira comme les autres ! » Puis il referma tranquillement la grille, pendant que nous mettions pied à terre, et vint ensuite prendre la bride de nos chevaux.


II


En suivant Sperver, qui montait l’escalier d’un pas rapide, je pus me convaincre que le château du Nideck méritait sa réputation. C’était une véritable forteresse taillée dans le roc ; ce qu’on appelait château d’embuscade autrefois. Ses voûtes, hautes et profondes, répétaient au loin le bruit de nos pas, et l’air du dehors, pénétrant par les meurtrières, faisait vaciller la flamme des torches engagées de distance en distance dans les anneaux de la muraille.

Sperver connaissait tous les recoins de cette vaste demeure ; il tournait tantôt à droite, tantôt à gauche. Je le suivais hors d’haleine. Enfin il s’arrêta sur un large palier, et me dit :

« Fritz, je vais te laisser un instant avec les gens du château, pour aller prévenir la jeune comtesse Odile de ton arrivée.

— Bon ! fais ce que tu jugeras nécessaire.

— Tu trouveras là notre majordome, Tobie Offenloch, un vieux soldat du régiment de Nideck ; il a fait jadis la campagne de France sous le comte.

— Très-bien !

— Tu verras aussi sa femme, une Française, nommée Marie Lagoutte, qui se prétend de bonne famille.

— Pourquoi pas ?

— Oui ; mais, entre nous, c’est tout bonnement une ancienne cantinière de la grande-armée. Elle nous a ramené Tobie Offenloch sur sa charrette, avec une jambe de moins, et le pauvre homme l’a épousée par reconnaissance ; tu comprends…

— Cela suffit. Ouvre toujours, je gèle. »

Et je voulus passer outre ; mais Sperver, entêté comme tout bon Allemand, tenait à m’édifier sur le compte des personnages avec lesquels j’allais me trouver en relation. Il poursuivit donc en me retenant par les brandebourgs de ma rhingrave :

« De plus, tu trouveras Sébalt Kraft, le grand veneur, un garçon triste, mais qui n’a pas son pareil pour sonner du cor ; Karl Trumpf, le sommelier ; Christian Becker ; enfin, tout notre monde, à moins qu’ils ne soient déjà couchés ! »

Là-dessus, Sperver poussa la porte, et je restai tout ébahi sur le seuil d’une salle haute et sombre : la salle des anciens gardes du Nideck.

Au premier abord, je remarquai trois fenêtres au fond, dominant le précipice ; à droite, une sorte de buffet en vieux chêne bruni par le temps ; — sur le buffet, un tonneau, des verres, des bouteilles ; — à gauche, une cheminée gothique à large manteau, empourprée par un feu splendide, et décorée, sur chaque face, de sculptures représentant les différents épisodes d’une chasse au sanglier au moyen âge ; enfin, au milieu de la salle, une longue table, et sur la table une lanterne gigantesque, éclairant une douzaine de canettes à couvercle d’étain.

Je vis tout cela d’un coup d’œil ; mais ce qui me frappa le plus, ce furent les personnages.

Je reconnus le majordome à sa jambe de bois : un petit homme, gros, court, replet, le teint coloré, le ventre tombant sur les cuisses, le nez rouge et mamelonné comme une framboise mûre ; il portait une énorme perruque couleur de chanvre, formant bourrelet sur la nuque, un habit de peluche vert-pomme, à boutons d’acier larges comme des écus de six livres ; la culotte de velours, les bas de soie, et les souliers à boucles d’argent. Il était en train de tourner le robinet du tonneau ; un air de jubilation inexprimable épanouissait sa face rubiconde, et ses yeux, à fleur de tête, brillaient de profil comme des verres de montre.

Sa femme, la digne Marie Lagoutte, vêtue d’une robe de stoff à grands ramages, la figure