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MYRTILLE.

chaleur accablante. Accroupie près du feu, les bras noués autour des genoux, en plein soleil, elle restait immobile, et ses grands yeux noirs parcouraient les sombres colonnades de la forêt.

Le temps s’écoulait lentement. — La cloche lointaine du village avait tinté midi, puis une heure, puis deux heures, et la jeune bohémienne ne bougeait pas. Ces bois, ces crêtes arides, ces rochers, ces lignes de sapins descendant au revers de la côte, semblaient revêtir pour elle un sens profond, mystérieux.

« Oui, se disait-elle en elle-même, j’ai vu cela… il y a longtemps… longtemps ! »

Tout à coup, regardant Fritz qui dormait de toute son âme, elle se leva doucement et se prit à fuir. Ses pieds légers effleuraient à peine le gazon ; elle courait, courait, remontant la côte. Friedland retourna la tête nonchalamment et fit mine de la suivre, puis il s’étendit de nouveau comme accablé de lassitude.

Myrtille venait de disparaître au milieu des ronces qui bordent la forêt communale. Elle franchit d’un élan le fossé bourbeux, où grasseyait dans les joncs une grenouille solitaire, et vingt minutes après, elle atteignait la crête de la Roche-Creuse, d’où l’on découvre le pays d’Alsace et les cimes bleuâtres des Vosges.

Alors elle se retourna pour voir si personne ne la suivait : Fritz, son chapeau sur les yeux, dormait toujours au milieu de la grande prairie verdoyante, Friedland aussi, et les bœufs sous leur arbre.

Elle regarda plus loin le village, la rivière, le toit de la ferme, où tourbillonnaient des pigeons, que la distance faisait paraître petits comme des hirondelles ; la grande rue tortueuse où se promenaient quelques paysannes en jupe rouge ; la petite église moussue où le bon curé Niclausse l’avait baptisée, puis confirmée dans la foi chrétienne.

Et quand elle eut vu tout cela, se tournant vers la montagne, elle contempla les flèches innombrables des sapins pressées sur la pente des abîmes, comme l’herbe des champs.

En présence de ce spectacle grandiose, la jeune bohémienne sentit sa poitrine se dilater, son cœur battre avec une force inconnue, et, reprenant sa course, elle s’élança dans une crevasse tapissée de mousse et de fougères, pour gagner le sentier des pâtres à travers les bois.

Toute son âme, toute sa nature sauvage éclatait alors dans son regard avec une puissance inouïe ; elle était comme transfigurée : ses petites mains s’accrochaient au lierre, ses pieds nus aux fissures du rocher.

Elle repartit bientôt sur l’autre pente de la montagne, courant, bondissant, s’arrêtant aussi parfois brusquement et regardant les objets d’alentour, — un arbre, un ravin, une mare isolée, un paquis aux grandes herbes odorantes, — comme frappée de stupeur.

Quoiqu’elle ne se rappelât pas avoir jamais vu ces halliers, ces taillis, ces bruyères, à chaque détour du sentier elle se disait : « Je le savais !… l’arbre était ici… le rocher là… le torrent au-dessous ! » Quoique mille souvenirs étranges, pareils à des visions, reparussent à son esprit avec la vivacité de l’éclair, elle n’y comprenait rien et ne s’en rendait pas compte. Elle ne s’était pas encore dit : « Ce qu’il faut à Fritz et aux autres pour être heureux, c’est le village, c’est la prairie, c’est le toit de la ferme, les arbres à fruits du verger, la vache qui donne le lait, la poule qui pond l’œuf ; ce sont les provisions de la cave et du grenier, et la chambre chaude en hiver ! Mais moi, je n’ai pas besoin de tout cela, car je suis païenne, vraiment païenne ! Je suis née dans les bois, comme l’écureuil sur le chêne, l’épervier sur le roc, la grive sur le sapin. »

Non, elle n’avait jamais réfléchi à ces choses, mais l’instinct la guidait ; et c’est ainsi que, poussée par cette force étrange, elle atteignit, au coucher du soleil, le plateau déboisé de la Kohle-Platz, où les bohémiens qui vont d’Alsace en Lorraine s’arrêtent d’habitude pour passer la nuit, et suspendent leur marmite au milieu des bruyères.

Là, Myrtille, fatiguée, les pieds meurtris, sa petite jupe rouge déchirée par les ronces, s’assit au pied d’un chêne.

Longtemps elle resta immobile, le regard perdu dans l’espace, écoutant le vent bruire dans les hautes sapinières, heureuse de se sentir seule dans cette solitude.

La nuit vint. Les étoiles apparurent par milliers dans les sombres profondeurs du ciel, puis, la lune s’étant levée, ses rayons limpides argentèrent doucement les bouleaux épars aux flancs de la côte.

Le sommeil commençait à gagner la jeune bohémienne, sa tête s’inclinait, quand, au loin, dans les bois, des clameurs l’éveillèrent.

Elle prêta l’oreille, les mêmes voix traversèrent la nuit : Brêmer, Fritz, tous les gens de la ferme étaient à sa recherche.

Alors, sans hésiter, Myrtille s’élança plus avant dans la forêt, ne s’arrêtant que de loin en loin, pour écouter encore.

Les cris s’affaiblissaient.

Bientôt elle n’entendit plus que les battements précipités de son cœur, et poursuivit sa marche d’un pas moins rapide.

Enfin, bien tard, lorsque la lune retire ses