Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/671

Cette page a été validée par deux contributeurs.

67
le talion.

Nous entrons ; car comment résister à l’enthousiasme sympathique d’un pareil homme ?… Et pourtant j’avais lu Gil Blas !

« Garçon, deux verres. Qu’est-ce que vous prenez, docteur ? du cognac… du rhum ?

— Non, du curaçao.

— Du curaçao ! pourquoi pas du parfait-amour ?… Hé ! hé ! hé ! vous avez un drôle de goût. Garçon, un verre d’absinthe pour moi… et copieux… haut le coude !… Bien ! — À votre santé, docteur !

— À la vôtre, lieutenant. »

Et me voilà dans les bonnes grâces de cet étrange personnage.

Inutile de vous dire que cette liaison ne pouvait me charmer longtemps. Je ne tardai point à m’apercevoir que mon ami Castagnac avait l’habitude de lire le journal, au quart d’heure de Rabelais. Cela vous classe un homme.

En revanche, je fis la connaissance de plusieurs officiers du même régiment, qui rirent beaucoup avec moi de cet amphitryon d’une nouvelle espèce ; un d’entre eux, nommé Raymond Dutertre, brave garçon et qui ne manquait certes pas de mérite, m’apprit qu’à son arrivée au régiment, pareille chose lui était advenue.

« Seulement, ajouta-t-il, comme je déteste les carotteurs, j’ai dit son fait à Castagnac devant les camarades. Il a mal pris la chose, et, ma foi, nous sommes allés faire un tour hors des murs, où je lui ai administré un joli coup de pointe ; ce qui lui a fait un tort énorme, car il jouissait d’un grand prestige et passait pour le bourreau des crânes, grâce à quelques duels heureux. »

Les choses en étaient là, quand, vers le milieu de juin, les fièvres firent leur apparition à Constantine ; l’hôpital reçut, non-seulement des militaires, mais un assez grand nombre d’habitants, ce qui me força d’interrompre mes travaux pour le service.

Dans le nombre de mes malades se trouvaient précisément Gastagnac et Dutertre ; mais Castagnac, lui, n’avait pas la fièvre ; il était atteint d’une affection bizarre appelée delirium tremens, état de délire, de tremblement nerveux particulier aux individus adonnés à l’absinthe. Il est précédé de malaises, d’insomnies, de tressaillements soudains ; la rougeur de la face, l’odeur alcoolique de l’haleine le caractérisent.

Ce pauvre Castagnac se jetait à bas de son lit, courait à quatre pattes sur le plancher comme pour attraper les rats. Il poussait des miaulements terribles, entrecoupés de ce mot cabalistique, prononcé d’un accent de fakir en extase « Fatima !… ô Fatima !… : » circonstance qui me fit présumer que le pauvre garçon pouvait avoir eu jadis quelque amour malheureux, dont il s’était consolé par l’abus des liqueurs spiritueuses.

Cette idée m’inspira même en sa faveur une pitié profonde. C’était quelque chose de pitoyable, que de voir ce grand corps maigre bondir à droite, à gauche, puis se roidir tout à coup comme une bûche, la face pâle, le nez bleu, les dents serrées ; on ne pouvait assister à ces crises sans frémir.

Au bout d’une demi-heure, en revenant à lui, Castagnac ne manquait pas de s’écrier chaque fois :

« Qu’ai-je dit, docteur ? Ai-je dit quelque chose ?

— Mais non, lieutenant.

— Si… je dois avoir parlé… Voyons, ne me cachez rien !

— Bah ! comment puis-je me souvenir ? Des mots en l’air… Tous les malades radotent plus ou moins.

— Des mots en l’air ! Quels mots ?

— Hé ! que sais-je, moi ? Si vous y tenez, j’en prendrai note à la première occasion. »

Alors il pâlissait, et me regardait d’un œil fixe qui me pénétrait jusqu’au fond de l’âme ; puis il refermait ses flaques paupières, pinçait ses lèvres et murmurait tout bas :

« Un verre d’absinthe me ferait du bien ! »

Enfin, il s’étendait, les bras le long du corps, et restait dans une immobilité stoïque.

Or, un matin, comme j’entrais dans la chambre de Castagnac, je vis accourir vers moi, du fond du corridor, mon ami Raymond Dutertre.

« Docteur, me dit-il en me tendant la main, je viens vous demander un service.

— Volontiers, mon cher, si toutefois c’est possible.

— Il s’agirait de me donner un billet de sortie pour la journée.

— Oh ! quant à cela n’y pensons pas !… Tout ce qu’il vous plaira, mais pas de billet de sortie.

— Cependant, docteur, il me semble que je suis bien… très-bien même ; je n’ai pas eu d’accès depuis quatre jours.

— Oui, mais les fièvres règnent en ville, et je ne veux pas vous exposer à une rechute.

— Accordez-moi seulement deux heures ; le temps d’aller et de venir.

— Impossible, mon cher ; n’insistez pas… ce serait inutile. Mon Dieu, je connais les ennuis de l’hôpital, je sais l’impatience qu’ont les malades de respirer l’air libre du dehors ; mais il faut de la patience, que diable !

— Alors, c’est décidé ?