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LE JUIF POLONAIS.

tous les assistants, bas. — Trente mille francs !...

Christian. — C’est trop, monsieur Mathis.

mathis, riant de bon cœur. — Allons donc, Christian, entre le père et le fils on ne compte pas. Quand nous serons partis, Catherine et moi, vous en trouverez bien d’autres ! — Ce qui me fait le plus de plaisir, c’est que cet argent-là, voyez-vous, c’est de l’argent honnête, de l’argent dont je connais la source. Je sais qu’il n’y a pas un liard mal acquis là-dedans ; je sais… (Bruit de sonnette dans la sacoche.)

le notaire , se retournant. — Allons, monsieur Christian , allons : votre signature ! (Christian va signer. Mathis reste immobile, les yeux fixés sur la sacoche, comme frappé de stupeur.)

walter , passant la plume à Christian. — On ne signe pas tous les jours des contrats pareils, maréchal des logis !

Christian, riant. — Ah ! non, père Walter, non !… (Il signe, et donne la plume à Catherine.)

mathis , à part, regardant à droite et à gauche. — Les autres n’entendent rien !…

le notaire. — Monsieur le bourgmestre, à votre tour, et tout est fini.

catherine.— Tiens, Mathis, voici la plume. Moi, je ne sais pas signer, j’ai fait ma croix.

mathis, à part. — C’est le sang qui bourdonne dans mes oreilles !…

le notaire , indiquant du doigt la place sur le contrat. — Ici, monsieur le bourgmestre, à côté de madame Catherine. (Le bruit de la sonnette redouble.)

le mathis, à part, d’un ton rude. —Hardi, Mathis !… (Il s’approche, signe d’une main ferme ; puis il empoigne le sac d’écus et le vide brusquement sur la table. Quelques pièces tombent sur le plancher. Étonnement général.)

catherine. — Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que tu fais ?… (Elle court après les pièces qui roulent.)

mathis, à part. — C’était le sang !… (Haut.) Je veux que le notaire compte la dot devant tout le monde ! (Avec un sourire étrange.) On aurait pu croire qu’il y avait des gros sous au fond du sac.

christian, vivement. — Ah ! monsieur Mathis, à quoi pensez-vous ?

mathis, étendant le bras. — Écoutez, Christian, les secrets sont pour les gueux ! Entre honnêtes gens, tout doit se passer au grand jour. Il faut que chacun puisse dire : J’étais là ; j’ai vu la dot sur la table, en beaux louis d’or. (Au notaire.) Comptez, monsieur Hornus.

walter, riant. — Tu as quelquefois de drôles d’idées, Mathis.

le notaire, gravement.— Monsieur le bourgmestre a raison, c’est plus régulier. (Il commence à compter. Mathis se penche, les mains appuyées au bord de la table, et regarde. Tout le monde se rapproche. Silence.)

mathis, à part, les yeux fixés sur le tas de louis. — C’était le sang !…


TROISIÈME PARTIE


LE RÊVE DU BOURGMESTRE


Une chambre au premier, chez Mathis. Alcôve à gauche, porte à droite, deux fenêtres au fond. La nuit.


I
MATHIS, WALTER ; HEINRICH, CHRISTIAN, ANNETTE, CATHERINE, LOIS portant une chandelle allumée et une carafe. — Ils entrent brusquement et semblent égayés par le vin.


heinrich, riant. — Ha ! ha ! ha ! tout finit bien…, il fallait quelque chose pour bien finir.

walter. — En avons-nous bu du wolxheim ! On se souviendra longtemps du contrat d’Annette.

christian.— Alors, c’est décidé, monsieurMathis, vous couchez ici ?

mathis. — Oui, c’est décidé. (À Loïs.) Loïs, mets la chandelle et la carafe sur la table de nuit.

catherine. — Quelle idée, Mathis !

mathis. — J’ai besoin de fraîcheur, je ne veux pas encore attraper un coup de sang.

annette, bas, à Christian. Il faut le laisser faire ; quand il a ses idées…

christian. — Eh bien, monsieur Mathis, puisque vous croyez que vous serez mieux ici…

mathis. — Oui ! je sais ce qu’il me faut. La chaleur est cause de mon accident ; cela changera. (Il s’assied et commence à se déshabiller. On entend chanter au-dessous.)

heinrich. — Écoutez, comme les autres s’en donnent ! Venez, père Walter, redescendons.

walter. — Tu nous quittes au plus beau moment, Mathis, tu nous abandonnes.

mathis, brusquement.— Je me fais une raison, que diable ! Depuis midi jusqu’à minuit, c’est bien assez !

catherine. — Oui, le médecin lui a dit de prendre garde au vin blanc, que ça lui jouerait