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LA MAISON FORESTIÈRE.

dessinant sur le ciel, avait quelque chose de si bizarre, que le veneur s’arrêta pour mieux regarder. Il reconnut alors le vieux Goëtz, mais tellement défait, les joues si creuses, l’œil si cave, qu’il en fut tout saisi.

« Mon Dieu, se dit-il, que le pauvre diable se fait vieux ! Et pourtant Hatvine disait toujours qu’il se conservait frais et vermeil, malgré son grand âge. Ce que c’est pourtant que de nous : un si brave chasseur, un homme si solide, et qui courait il y a vingt ans encore les bois comme un cerf ! Allons, Honeck, dans quinze ou vingt ans, voilà pourtant comme tu seras : une vieille chouette déplumée et clouée sur une porte de grange vaut tout autant. »

Zaphéri avait raison : Goëtz était devenu vieux, bien vieux, depuis la dernière visite de Vittikâb. Il y a des semaines qui comptent pour des années.

Cependant la vue du vieux chasseur avait rappelé subitement à Honeck que la chasse aurait lieu le lendemain ; et songeant que tous les nobles personnages qu’il venait de voir, le jugeraient dans cette occasion solennelle, il fut rempli d’un grand trouble, résultant des craintes qu’il éprouvait de ne pas justifier toute la confiance de son maître, et de l’enthousiasme qui lui faisait espérer en même temps de la dépasser. « Quel bonheur, se dit-il, que nous ayons un animal extraordinaire à poursuivre ! Après tant et de si grandes cérémonies, il nous fallait quelque chose de mieux que des sangliers, des chevreuils et des cerfs ; il nous fallait une bête rare, unique, qu’on n’eût jamais rencontrée sur la ligne des Vosges et du Hundsrück. Eh bien ! saint Hubert nous l’envoie ! »

Au lieu de perdre son temps à se goberger avec ses confrères de Triefels, de Géroldseck et de Bamberg, comme il n’aurait pas manqué de le faire en toute autre occasion, il courut réunir ses veneurs, pour harder les chiens et choisir les relais, dans la direction du Losser et de la roche des Trois-Épis. Et tandis que tout le long des galeries du Veierschloss tintaient les verres, les hanaps et les larges coupes ; que les chansons à boire et les éclats de rire retentissaient sous les voûtes profondes, et que tous les hôtes du Comte-Sauvage, ainsi que les reîters, les trabans et autres gens de service se livraient à la joie du festin, lui ne voyait que la responsabilité de sa chasse, et prenait toutes ses mesures en conséquence. Il y passa le restant du jour et même une partie de la nuit ; mais alors tout était en ordre et le triomphe du Burckar assuré ! »

En cet endroit du récit, le père Frantz reprit haleine ; et moi, qui l’écoutais, le coude allongé sur la table, les yeux rêveurs, perdu dans les lointains souvenirs d’un autre âge, je tournai la tête vers la petite vitre où tremblotait la vigne. L’horizon au-dessus du bois commençait à pâlir. Le garde ouvrit la fenêtre, et l’air de la nuit entra rafraîchir notre sang. Nous écoutâmes ; les oiseaux dormaient encore, et la petite fontaine de la cour remplissait seule le silence de son bruissement monotone.

« Le jour s’approche, dis-je au père Frantz qui regardait la côte.

— Oui, fit-il en étendant le bras ; si nous étions là-haut, nous le verrions monter dans les brouillards de la Suisse, derrière le Schwartzwald, mais avant une heure il ne brillera pas dans nos vallées. »

Puis se rasseyant, il poursuivit :

« C’est le lendemain matin qu’il aurait fallu voir la grande cour du Veierschloss, avant le départ de la chasse ; ces longues files de chevaux, les plus beaux de l’Allemagne, grands, élancés, des animaux choisis jusqu’en Pologne, et dont le moindre coûtait son pesant d’argent au Comte-Sauvage ; il fallait les voir attachés à la file aux anneaux de la muraille, depuis le fond de la cour jusque devant la grande porte, hennissant, faisant sonner leurs fers sur les dalles, regardant les uns par-dessus les autres avec impatience, et relevant la tête par brusques saccades. C’était un noble coup d’œil.

Et les chiens burckars, accouplés et hardés en grappes de six, huit et dix, — ces bêtes terribles, au poil fauve, à la large tête plate, aux yeux jaunes, à l’échine longue, à la queue traînante, de vrais loups bâillant jusqu’au fond du gosier, fléchissant les reins, sortant les griffes, et poussant de petits hurlements mélancoliques et sinistres, — il fallait les voir ! Derrière eux se trouvaient les veneurs, habillés de cuir, leurs jambes nerveuses serrées dans des guêtres à boutons d’os, le feutre à plume de héron sur la nuque, la trompe à double cercle d’or en sautoir, les laisses entortillées autour du poing jusqu’au coude, et le fouet en nerf de bœuf dans l’autre main, prêts à frapper.

Plus loin, les piqueurs des margraves, burgraves, landgraves, tous de fiers gaillards, solides comme des chênes, habillés magnifiquement à la livrée de leurs maîtres, tenaient en bride des chevaux de toute beauté, car, en ce temps, c’était l’amour-propre des seigneurs de se surpasser par la noblesse de leurs chevaux. Il fallait être bien connaisseur pour dire : « Celui-ci vaut mieux que celui-là ; » car tous étaient choisis parmi les plus beaux, les plus forts et les plus agiles. Quelques haquenées à grandes selles de velours broché d’or, atten-