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LA MAISON FORESTIÈRE.

servir aux festins, étaient entassés pêle-mêle. Hatvine, un trousseau de clefs à la ceinture et la torche haute, marchait devant. Zaphéri, accablé de fatigue, regardait ces choses comme en rêve.

Enfin le jour grisâtre parut, les bruits cessèrent un à un ; les ouvriers avaient terminé leur œuvre, et le vieux Jérôme s’était retiré. Alors le veneur se recoucha pour essayer encore de prendre un peu de repos, et cette fois il s’endormit comme une souche.

Or, il dormait ainsi depuis longtemps, et le soleil perçait de ses lames d’or les bannières innombrables, les drapeaux et les étendards de la grande cour, quand tout à coup le son éclatant des trompes, des cors et des trompettes, retentit comme le tonnerre sous la porte et l’éveilla en sursaut. Il se dressa sur le coude, prêtant l’oreille : des deux côtés de la voûte, dans la cour, sur le pont, les glacis et les chemins couverts, s’élevaient de vagues rumeurs semblables au bruit de la mer ; et dans ce grand murmure s’entendaient des frémissements d’armes, des hennissements, des voix chuchotantes. Honeck comprit aussitôt que les fêtes étaient commencées.

Il se leva tout pâle, et, se penchant sous les guirlandes de sa lucarne, le plus éblouissant spectacle s’offrit à ses regards : tout autour des galeries, le long des rampes et des balustrades, on ne voyait que des têtes penchées les unes derrière les autres ; en bas, à droite, étaient les reîters ; à gauche, les trabans, au fond et tout en haut d’une estrade, Vittikâb sur son trône.

Les cuirasses des reîters et leurs casques étincelaient comme des miroirs ; à leur tête, en face du trône, était le capitaine Jacobus : son panache immense touchait presque les bannières, son manteau écarlate couvrait la croupe de son cheval, on aurait dit qu’il avait dix pieds de haut.

Tous les reîters avaient leurs grandes lattes droites serrées à la cuisse. Les trabans avec leurs cottes de mailles, leurs espèces de capuches à tête de loup avançant sur le front, tenaient leur masse à l’épaule ; Kraft, vêtu comme eux d’une cotte, et d’un casque de cuir seulement, faisait face au trône comme Jacobus et semblait aussi grand, aussi fier, aussi terrible que son compagnon.

Entre les reîters et les trabans, depuis la grande porte d’entrée jusqu’au haut des marches du trône, s’étendait un tapis de peaux d’animaux : ours, loups, sangliers, blaireaux, cerfs, chevreuils, renards ; on en voyait de toute espèce, c’était quelque chose de magnifique ! Les Burckar seuls pouvaient avoir un pareil tapis, car il en faut des fourrures pour couvrir deux cents pas de dalles en longueur, sur trente de large. Honeck lui-même en fut étonné. Mais, ce qui le frappa surtout d’admiration, ce ne furent ni les reîters, ni les trabans, ni Kraft, ni les mille bannières, ni la foule des galeries, ni les guirlandes, ni ce beau tapis dont il connaissait cependant tout le prix, ce fut Vittikâb lui-même assis sur son trône.

Figurez-vous, monsieur Théodore, une espèce de dieu sauvage, solide, trapu, le cou dans les épaules, plein de force, de grandeur et d’arrogance ; une sorte de joie farouche dans les yeux et qui semble dire : « Le Dieu terrible, c’est moi ! » Figurez-vous un être pareil, avec sa tête de loup, assis au haut de vingt-cinq marches en pointe, dans un fauteuil de fer massif, forgé du temps de Jésus-Christ, et revêtu des habits d’Hérode, la barbe étalée sur la poitrine, et la couronne des Comtes-Sauvages sur sa tignasse rousse. Voilà justement la mine de Vittikâb.

Il avait mis les habits de cérémonie de son arrière grand-père Zweitibolt, des habits tellement vieux qu’ils étaient roides comme du carton, et qu’on en voyait à peine le velours rouge sous les broderies d’or : des sortes d’épaulettes lui tombaient jusqu’au-dessous des coudes ; sa cuirasse d’argent s’avançait en dos de carpe entre les deux épaulettes, sur cette cuirasse cliquetaient de grosses chaînes d’or, une sorte de jupe en peau de sanglier lui couvrait les cuisses, et ses sandales étaient lacées par des courroies brodées jusqu’au genou. Il tenait une masse d’armes à gros diamants, en forme de sceptre ; sa couronne étincelait sur son front comme les étoiles du ciel, et l’on aurait cru, tant tout cela semblait respectable et riche, que Zweitibolt lui-même venait de ressusciter et de se remettre dans son fauteuil de fer, pour s’entendre saluer Comte-Sauvage par ses peuples.

Honeck, en le voyant au-dessus de toutes ces cuirasses, de ces casques, de ces lattes, de ces épées, de ces haches ; au milieu de ces bannières, de ces étendards, de ces banderoles flottantes, de ces guirlandes et de ces centaines de seigneurs et de hautes dames venus de si loin et qui se penchaient sur les balustrades pour le contempler et l’envier, Honeck, en le voyant ainsi, se disait en lui-même : « Oui, les Burckar sont grands, ils sont forts !… oui, ils sont au-dessus des autres seigneurs, comme les chênes au-dessus des bouleaux ! » Et il éprouvait pour son maître une vénération qu’il n’avait jamais eue ; il se serait presque mis à l’adorer sans honte.