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LA MAISON FORESTIÈRE.

mains poilues, et grimper l’escalier de la tour des Martres. Il allait voir si le monstre, que le vieux Goëtz avait baptisé du nom de Hâsoum, finissait par ressembler à un homme ; mais il en redescendait toujours plus rempli d’horreur.

La vieille Hatvine seule et Goëtz connaissaient le secret ; on se doutait bien au Veierschloss que des choses mystérieuses se passaient là-haut ; mais personne ne se serait hasardé d’aller y voir ; si par malheur Vittikâb vous avait rencontré sur l’escalier, il vous aurait fendu la tête jusqu’au menton.

Ces choses durèrent en cet état douze ans, pendant lesquels eurent lieu de nouvelles expéditions contre les châteaux de Triefels, du Haut-Barr, de Fénétrange et beaucoup d’autres, car, dans ces temps sauvages, tous les seigneurs de la ligne des Vosges et du Mont-Tonnerre étaient en guerre perpétuelle ; pour un reîter tué, mille autres se présentaient : les paysans payaient toujours ; mais quand ils avaient tout perdu, quand ils n’avaient plus ni feu ni lieu, l’idée de se faire reîter et d’abandonner père, mère, femme, enfants ; de ne plus songer qu’à soi, de boire, de chanter, de se goberger, de piller, de brûler, de saccager et de pendre, au lieu d’être brûlé, saccagé et pendu soi-même, cette idée du diable finissait par leur venir, et voilà pourquoi les reîters ne manquaient jamais. Pour rester honnête homme, il fallait un grand courage.

Vittikâb réussissait dans toutes ses entreprises, mais à quoi bon ? Regardait-il fièrement ses vieux chênes et ses hêtres en revenant de la chasse ? aussitôt il pensait : « Mes cousins auront de belles forêts ! » Ses vassaux, par centaines, arrivaient-ils avec leurs charrettes de blé, d’orge, d’avoine, de foin, de poules, d’œufs, de beurre, au temps des redevances ? au lieu d’être content, il se disait à lui-même :

« Mes cousins seront riches ! » Avait-il fait une bonne campagne, le chemin était-il couvert de ses mules, pliant sous le poids de l’or et de l’argent pillé dans les églises, dans les couvents et les bourgades d’Alsace ou de Lorraine ? il ne chantait pas avec son grand capitaine Jacobus et ses reîters joyeux ; seul derrière et tout pâle, il s’écriait entre ses dents : « C’est encore pour les Géroldsek et les Dagsbourg que je viens dé risquer ma peau ; je remplis les caves de Virimar, ils les videront ! » Ainsi de suite ; plus il vieillissait, plus la plaie s’envenimait.

Et puis, de temps en temps, surtout le soir, après le départ de Honeck, une idée terrible lui passait par la tête. Il se rappelait tout à coup que pendant l’incendie de Landau, comme un vieux forgeron tout chauve s’échappait de la rue des Trois-Lances, traînant son petit-fils dans une paillasse, pour le sauver du carnage, il les avait fait jeter tous deux dans la flamme, et que ce vieillard, debout au milieu du brasier, tenant l’enfant des deux mains en l’air, pour le préserver aussi longtemps que possible, s’écriait :

« Burckar sans entrailles, Burckar sans cœur et sans pitié, tu auras besoin d’entrailles et de pitié, et tu n’en trouveras point. Exterminateur d’enfants, tu demanderas des enfants et tu n’en auras point… Sois maudit comme Hérode ! »

Il revoyait cela dans l’ombre : cette figure de vieillard, ces yeux étincelants ; il entendait cette voix, et malgré l’ivresse du vin, il bégayait : « Tu mens !… tu mens !… j’aurai des enfants ! » Et le vieux semblait lui répondre : « C’est toi qui mens ! tu n’en auras point ; tu n’auras que des monstres ! »

Ce rêve ne l’empêchait pas de penser toujours : « Je suis encore jeune, je peux me marier, je peux choisir une femme de noble sang, de sang pur, qui rafraîchisse le sang brûlé des Burckar, et je peux avoir des enfants. »

Or il advint, au bout de la douzième année, un événement qui le fit réfléchir encore plus que tout le reste. C’était au commencement de l’automne ; on lui avait annoncé, la veille de ce jour, que des marchands de Flandre allaient passer dans les défilés de Hôwald, avec un grand nombre de mules chargées d’argent et d’étoffes de soie ; et tout aussitôt le gueux, à la tête de ses reîters, commandés par le capitaine Jacobus et le lieutenant Kraft, était allé s’embusquer au fond de la vallée des Roches, à cinq ou six lieues du Veierschloss.

Les marchands tardèrent longtemps de venir ; enfin ils parurent vers onze heures ou minuit. Alors Vittikâb et les autres, poussant leur cri de bataille : « Wildsaü ! » se précipitèrent en avant. Mais quelle ne fut pas leur surprise d’entendre, au lieu des gémissements et des cris de grâce, un autre cri de guerre, celui des Geiersteiu : « Haslach ! » retentir en face d’eux, dans une autre gorge ! C’était le terrible bossu du Geierstein, le fameux brigand Bockel, qui, prévenu comme Vittikâb du passage des marchands, venait lui disputer la proie.

Ce Bockel, vraiment monstrueux par la voûte de ses épaules musculeuses et sa figure de sanglier, ne lâchait pas facilement ce qu’il avait cru tenir. Il était tout aussi résolu que le Comte-Sauvage, tout aussi vigoureux, il avait