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LA MAISON FORESTIÈRE.

l’autre. Il revint ensuite s’asseoir d’un air rêveur, et commença en ces termes :

« Vous saurez qu’il y a quatre cents ans vivait dans ce pays une famille de loups. Quand je dis de loups, j’entends de gens farouches, qui n’aimaient que la chasse et la guerre, et qui se figuraient que les plantes, les animaux et les hommes avaient été créés pour être mangés par eux. On appelait ces gens les Comtes-Sauvages, et dans nos ancienne chartes forestières, ils n’ont pas d’autre nom. Eux-mêmes se prétendaient de la vieille souche des rois Burckar de Souabe. Vous dire s’ils avaient raison, je n’en sais rien ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils étaient tous velus, trapus et larges des épaules ; qu’ils avaient tous, de père en fils, le front bas et plat, les yeux jaunes, le nez en griffe, la bouche très-grande garnie de dents blanches, solides et bien plantées, et le menton massif couvert d’une barbe fauve, qui leur montait jusqu’aux tempes. Leurs bras étaient si longs, ainsi que leurs mains, qu’ils pouvaient dénouer leurs jarretières sans se baisser, et cela leur donnait un grand avantage pour manier le sabre, la hache ou tout autre instrument de mort dont ils se servaient volontiers.

Du reste, il faut être juste, on n’a jamais vu sur les deux rives du Rhin, de Strasbourg à Cologne et plus loin encore, de meilleurs cavaliers et de plus fameux chasseurs que ces Comtes-Sauvages : ils passaient les jours et les nuits à cheval, soit à poursuivre le cerf, soit à piller, à voler, à brûler et à saccager les petits châteaux, les couvents, les églises et les bourgades des environs.

Cette espèce de brigands nobles s’était nichée, depuis les temps de Jésus-Christ, dans une forteresse bâtie sur le roc vif, au bord du lac qui porte leur nom ; les moindres blocs de cette forteresse avaient au moins dix pieds en tous sens ; les herbes poussaient entre à foison, et même les arbustes, comme le houx, la ronce et l’épine blanche. On aurait dit une ligne de rochers ; mais derrière ce feuillage s’ouvraient des fentes, par lesquelles les archers lançaient leurs flèches sur les passants, comme les chasseurs à l’affût abattent un pauvre lièvre sans défiance.

Un large fossé, rempli par les eaux du lac, entourait ces murs, et au-dessus se dressaient quatre hautes tours carrées où se balançaient, au bout de longues barres de fer, les malheureux paysans qui s’étaient permis de braconner sur les terres des Comtes-Sauvages.

Naturellement, les corbeaux, les chouettes et les éperviers se plaisaient beaucoup dans un endroit où la chair ne manquait jamais. On en voyait dans tous les trous du Veierschloss, se grattant la nuque de la patte, ou se nettoyant les plumes en attendant l’heure du déjeuner, ou rangés à la file, le cou dans les épaules et le bec encore rouge, en train de sommeiller et de digérer après le repas, sur les cordons des remparts. Le soir, leurs cris sinistres remplissaient la vallée, avec les chansons des reîters, comme autour d’une bonne ferme les cris des moineaux se mêlent au tic-tac des batteurs en grange, après les moissons.

Voilà, monsieur Théodore, la manière dont vivaient ces Burckar, en société des gueux qu’ils avaient rassemblés pour accomplir leurs mauvais coups : cela menaçait de durer toujours. Heureusement, lorsque la misère est trop grande parmi les hommes, le Seigneur du ciel vient à leur secours, par des moyens que de pareils bandits ne peuvent pas se figurer.

Le dernier de ces Burckar s’appelait Vittikâb ; il ressemblait à tous les autres par la figure, la couleur de la barbe, la longueur des bras, l’amour de l’or, de l’argent, de la chasse, des chevaux et des chiens.

Et puisque nous en sommes là, je vous dirai que les Comtes-Sauvages avaient obtenu, par le croisement du chien de berger, du danois et du loup, une race de chiens tellement bons pour la chasse, tellement hardis, tellement infatigables, qu’on n’en a jamais vu de pareils. C’étaient des chiens-loups, maigres, musculeux, l’oreille droite, les yeux dorés, les mâchoires solides comme des crampons de fer ; ils avaient la queue traînante, les jarrets en équerre comme toutes les bêtes fauves, les griffes noires. Dans toute la vénerie ancienne on parle de ces chiens ; on voudrait en ressusciter l’espèce, car, pour l’attaque du sanglier, elle manque toujours ; mais c’est une race perdue, on a beau faire, elle ne reviendra jamais.

Vittikâb avait donc les mêmes goûts et le même caractère que les autres Burckar : c’était le plus grand chasseur et le plus grand pillard de son temps. Je me rappelle avoir vu dans mon enfance un vieil Almanach où l’on représentait son pillage de Landau. Toutes les maisons étaient en feu, les gens grimpaient sur les toits et levaient les mains au ciel ; on jetait les paillasses par les fenêtres ; les Trabans, au bout de la rue, avaient deux ou trois enfants enfilés dans leurs lances comme des grenouilles ; ça vous faisait dresser les cheveux sur la tête. Quand on pense que des hommes ont pu faire des choses pareilles, il y a de quoi frémir. En bas on lisait : « Grand pillage de