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LA MAISON FORESTIÈRE.

tout grands ouverts, je me pris à regarder vers les petites vitres, songeant à ces choses. La lune avait dépassé la fenêtre, elle éclairait la côte et la sapinière au-dessous. Tout en rêvant, j’écoutais le grondement sourd des chiens se ranimer de seconde en seconde, comme un bruit d’orage qui s’éloigne : ces animaux frémissaient comme moi.

Enfin tout se tut, et, l’esprit frappé de lassitude par ces événements étranges, je m’endormis profondément.


V


Il faisait grand jour lorsque je m’éveillai ; les poules caquetaient dans la cour, les chiens galopaient sur la côte, tout était calme, paisible, autour de la maison forestière. Je m’habillai tranquillement et je descendis dans la grande salle. Là, le père Honeck, en camisole de laine, se promenait de long en large d’un air soucieux. Les assiettes fleuronnées, le fromage d’Emmental, la cruche de vin blanc, brillaient sur la nappe à petits filets rouges au bout de la table.

« Encore ici, père Honeck ! m’écriai-je tout étonné, je vous croyais en route pour Pirmasens.

— Kasper est allé porter le coq là-bas, monsieur Théodore, » me répondit le brave homme.

Puis, au bout d’un instant, quand nous fûmes assis, il ajouta :

« Il faut que je reste, Loïse est un peu malade ; elle ne se lèvera pas aujourd’hui. »

Les événements de la nuit me revinrent aussitôt à l’esprit ; je me rappelai que Loïse n’était pas sortie pendant notre grande alerte, et cela me parut étrange. J’aurais bien voulu parler de ces choses au père Frantz ; mais, jusqu’à la fin du déjeuner, le vieux garde resta rêveur, il me sembla moins communicatif qu’à l’ordinaire ; évidemment il me cachait quelque chose, je ne crus pas convenable de l’interroger.

« Allons, allons, ce ne sera rien, père Honeck, dis-je en me levant après le repas.

— Espérons que ce ne sera rien, fit-il d’un ton grave. Sortez-vous aujourd’hui, monsieur Théodore ?

— Oui, je vais dessiner la Roche aux Grives, dans le Hôwald.

— Bon, allez, dit-il, comme heureux d’être débarrassé de moi. Si vous avez faim à midi, vous descendrez à la scierie des Trois-Hêtres, et vous casserez une croûte avec le vieux Reinhart. »

J’inclinai la tête et je sortis. Quelques instants après je suivais le sentier du Hôwald, mon carton sous le bras.

« Il est temps que tu partes, me disais-je fort triste. Le portrait est fini, la petite est malade, le père Frantz a des secrets, tu deviens une gêne pour eux. Tout a son terme dans ce bas monde ; on t’a fait bon accueil, on t’a bien hébergé, tu dois être satisfait. Maintenant, adieu, monsieur Théodore, portez-vous bien ! »

J’étais désolé.

L’image de Loïse, cette douce figure blonde et rose, me tenait au cœur. Le ton un peu sec du vieux garde, en me parlant de sa petite fille, me donnait aussi beaucoup à penser. Loïse était-elle réellement malade, ou le père Honeck se doutait-il de mon affection pour elle ? Que d’idées je me forgeais sur ce mystère ! J’allais au hasard : une éclaircie lointaine dans les taillis, le profil d’un vieil arbre, la silhouette grise de quelque roche pourrie, rongée de mousse ou couverte de lierre, m’arrêtait ; j’aurais voulu travailler, emporter de la montagne un dernier souvenir, mais je n’avais de goût à rien : l’image blonde seule me préoccupait.

Vers trois heures, le temps devint brumeux ; jusqu’alors je n’avais vu les grands bois que drapés de soleil ; une pluie fine, bleuâtre, se mit à tomber. Je descendis à la scierie, et le vieux ségare, étendant la main, s’écria :

« Voilà l’automne, monsieur Théodore ; encore six semaines ou deux mois, et nous aurons l’hiver. Je le sens déjà dans mes vieux os ! »

Longtemps debout sous le toit de l’échoppe, nous regardâmes la pluie rayer l’air et les arbres s’estomper dans la brume ; mais, la pluie continuant toujours, Reinhart dut me prêter sa grande casaque de laine grise, pour retourner chez mon hôte.

En grimpant le sentier, où l’eau ruisselait en abondance, je pris la résolution définitive d’avertir le père Honeck que j’allais reprendre. le chemin de Dusseldorf.

Vers six heures, j’approchais de la maison forestière, et j’apercevais de loin le vieux garde qui m’attendait sur le seuil. Il leva la main et parût content de me revoir ; mais ce ne fut qu’un éclair, et sa figure reprit aussitôt une expression sérieuse.

« Avez-vous des habits pour changer, monsieur Théodore ? me dit-il dans la cour.

— Oui, j’ai tout ce qu’il faut.