Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/543

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
11
LA MAISON FORESTIÈRE.

— Allons, allons, dit le brave homme, tant mieux que cela vous convienne ; mais regardez si rien ne vous manque.

— Que voulez-vous qu’il me manque ? Est-ce que tout n’a pas l’air d’avoir été fait pour moi ? est-ce que… Ah ! un instant… attendez…

— Hé ! je le disais bien.

— Diable ! ce n’est pas facile à trouver ici.

— Quoi donc ?

— Un chevalet.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une sorte de pupitre pour poser mes tableaux.

—Je n’en ai jamais vu, dit le brave homme inquiet.

— Après ça, père Frantz, à la rigueur on peut s’en passer ; seulement ce n’est pas commode.

— Si je savais… si j’en avais vu… peut-être…

— Je vais vous donner une idée de la chose. »

Alors ouvrant mon sac, en quatre coups de crayon je lui dessinai un chevalet. Le vieux garde comprit aussitôt,

« Ce n’est que ça ! fit-il en riant ; soyez tranquille, vous en aurez un demain matin. Je suis un peu menuisier, monsieur Théodore, un peu charpentier, un peu tourneur, je sais un peu de tout ; il faut ça quand on vit dans les bois. La petite m’a donné plus d’une fois de l’ouvrage. Laissez-moi faire, je vais prendre ma scie et mon rabot, vous m’aiderez, nous arrangerons tout ensemble.

— Bon, c’est entendu. »

Et, plein d’ardeur, je me mis à déballer mes couleurs, mes pinceaux, ma palette, expliquant au brave homme l’emploi de toutes ces choses, qui lui paraissaient merveilleuses, et dont il attendait avec impatience que je fisse usage. Je déroulai aussi ma toile, afin de fixer les proportions du tableau qu’il s’agissait d’entreprendre ; le père Honeck se chargea d’en faire le châssis.

Tous ces détails et ces explications nous prirent bien deux heures. Nous étions encore là, causant, discutant, arrêtant nos mesures, lorsque le son d’une corne nous annonça le retour du petit Kasper.

« Hé ! le temps ne dure pas avec vous, dit le vieux garde en se levant. Voici déjà midi ; les bêtes arrivent. Descendons, et aussitôt après dîné nous commencerons notre travail.

— En route ? » lui répondis-je.

Et nous sortîmes tout joyeux.


II


Au moment où le père Honeck et moi nous reparûmes sur la vieille galerie, il était midi juste ; une chaleur accablante régnait dans la montagne. C’est l’heure où tout ce qui vit et respire cherche l’ombre : le bétail au pied des grands arbres, les genoux ployés sous le poitrail, les paupières closes ; les fauves dans leurs cavernes humides ; les oiseaux au plus épais du feuillage. Alors tout se tait, les insectes seuls bourdonnent par milliards sur les côtes arides, parmi les ronces et les bruyères, et cet immense murmure semble encore grandir le silence.

Le petit Kasper, — ses cheveux jaunes épars sur le front comme une touffe de gazon, la figure couleur de pain d’épice, ses petits bras secs et noirs sortant jusqu’aux coudes d’une toute petite veste de toile autrefois teinte en bleu, et ses pantalons de toile grise filandreux tombant en franges le long de ses jambes, — le petit Kasper, les pieds nus, le nez en l’air, arrivait fièrement, soufflant dans sa corne ; et derrière lui cinq ou six chèvres la mamelle traînante, un vieux bouc et trois biquets suivaient au pas dans le sentier poudreux. Ils semblaient devoir être grillés par le soleil, et cependant Kasper se faisait un plaisir de prolonger ses notes d’une seule haleine, jusqu’au fond des abîmes.

« Hé ! Kasper, lui cria le vieux garde du haut de l’escalier, commence par faire rentrer tes chèvres, après ça tu feras de la musique jusqu’au soir si tu veux. »

Le petit pâtre ne dit rien ; il s’essuya le nez du revers de la main, ouvrit le treillis de la cour, et m’observant du coin de l’œil, il laissa défiler ses chèvres, qui s’empressèrent d’aller cabrioler en chevrotant à la porte de l’étable. Alors le père Frantz me regardant avec un sourire, me dit :

« Ces enfants, il faut toujours crier contre eux ! »

Et nous descendîmes l’escalier ; puis, ayant tourné le coin, nous entrâmes dans la salle sombre et fraîche à cause du feuillage qui voilait les fenêtres. Loïse venait de déployer une petite nappe blanche à filets rouges au bout de la table. Au milieu de la nappe était une petite soupière et trois assiettes autour. Je ne pus m’empêcher d’éprouver une certaine satisfaction en songeant que Loïse dînerait avec nous.