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LES AMOUREUX DE CATHERINE.

et s’était dépêchée d’aller plus vite, pour n’avoir l’air de rien.

Et voilà pourtant comment sont les femmes : cette Catherine, si gaie, si riante à la cuisine, si bien avec Michel Matter, Joseph Kroug, Nickel et Finck, enfin tous les beaux hommes du pays, rêvait aux maigres épaules, aux grands yeux bruns d’un simple maître d’école. Et parfois même elle chantait tout bas un vieil air commençant ainsi : « Ô jeune homme pâle, tourne, tourne tes regards vers moi ! » et autres balivernes semblables. Elle en pleurait de tendresse et murmurait en se couchant : « Je suis pourtant sûr qu’il m’aime… Oui, j’en suis sûre ! » Ce qui lui procurait un doux sommeil.

Catherine ne se trompait pas. Heinrich Walter l’aimait, ou plutôt il l’adorait ; il ne pouvait rassasier sa vue de la voir ; il trouvait Catherine la plus belle, la plus gracieuse, la plus admirable créature du Seigneur en ce monde ; rien que d’entendre sa voix de loin, le pauvre garçon en tressaillait jusqu’au fond du cœur. Mais de pouvoir l’approcher un jour, lui toucher la main, oh ! jamais une idée pareille ne serait entrée dans son esprit ; lui, le fils d’un simple bûcheron de Hirschland, sans fortune, sans autre ressource que sa petite place d’instituteur, comment aurait-il pu concevoir des espérances si orgueilleuses ? Il en aurait rougi, il se serait regardé comme un présomptueux ; mais il aimait Catherine, il songeait à elle nuit et jour, même au milieu de ses classes.

C’était plus fort que lui ; surtout en été, vers le temps des foins et des moissons, dans ces beaux jours où chantent tous les oiseaux du ciel, où l’air bourdonne de mille insectes, où la chaleur est si grande, que nos paupières se ferment d’elles-mêmes, les deux coudes sur le pupitre de sa chaire, son front dans la main, le pauvre Walter avait des visions merveilleuses ; il s’oubliait des heures entières à rêver.

Et les enfants de son école, avec leurs grosses joues rouges, leurs yeux écarquillés, leur impatience de sortir, avaient beau causer, remuer, bâiller, éternuer, traîner leurs sabots sous les bancs, ils ne pouvaient le tirer de son extase. Il n’entendait rien ; sa pensée était au milieu des marguerites, des mille fleurs des prés agitant leurs tiges, leurs épis, leurs collerettes blanches ou bleues, leurs festons et leurs étoiles les unes par-dessus les autres ; il entendait bourdonner les abeilles, il voyait voltiger les sauterelles par milliards autour de lui, sa poitrine alors se soulevait de bonheur, il respirait l’air libre du dehors en rêve : au loin les petites jupes des faneuses flottaient à la brise ; leurs grands chapeaux de paille se retroussaient ; leurs râteaux allaient et venaient en cadence ; leurs cous bruns, hâlés par le soleil, se balançaient au-dessus de la plaine, et Catherine, Catherine, plus svelte, plus élancée, plus gracieuse, apparaissait au milieu d’elles, les aidant, leur donnant ses ordres.

Oh ! qu’il était attentif à ce spectacle intérieur, et comme il se trouvait heureux !

Et vers le soir, quand les grands chariots, chargés jusqu’au-dessus des échelles, remontaient lentement le chemin de Neudorf, quand les faucheurs, leur faux luisante sur l’épaule, la pierre à repasser pendue aux reins, les manches de chemise retroussées, suivaient, respirant de leurs fatigues, et que les faneuses, assises sur la voiture, au milieu du foin, comme une couvée de rouges-gorges dans leur nid, entonnaient en chœur le vieux lied si mélancolique de Rinaldo, ou quelque autre vieil air du même genre, alors prêtant l’oreille, il reconnaissait entre toutes la voix de Catherine, qui lui paraissait celle d’un ange du paradis ; il n’osait respirer de peur d’en perdre un soupir, et c’est dans ce moment qu’il aurait fallu le voir se lever, se dresser sur la pointe des pieds et regarder par-dessus les exemples.

Tout le temps de décharger les foins, il ne bougeait pas, observant Catherine et l’admirant d’un air d’extase. Puis, quand elle était rentrée, il restait encore longtemps, le cou tendu, à contempler les beaux chevaux, la tête penchée sur le poitrail, et les grands bœufs sous le joug, la paupière close, bavant et sommeillant debout.

Il aimait ces bœufs et ces chevaux, parce qu’ils étaient à Catherine ; il comptait les bottes et les gerbes que la fourche luisante engouffrait dans le grenier, où la vieille Salomé les recevait les bras tout grands ouverts. Et il bénissait le Seigneur des grâces qu’il répandait sur la tête de Catherine.

Et quand arrivaient cinq heures et qu’au coup de la pendule tous les bambins se levaient, en saisissant leurs sacs et leurs bonnets, et roulaient du haut des bancs, criant d’un ton de triomphe :

« Bonsoir, monsieur Walter ! Bonsoir, monsieur Walter ! »

Alors lui, tout étonné et les yeux fixés sur le cadran, murmurait :

« — Déjà !… que le temps a passé vite aujourd’hui ! »

Puis, sur le seuil de la maison d’école, il suivait des yeux les enfants courant comme des lièvres et se dispersant dans les rues, les