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LA TAVERNE DU JAMBON DE MAYENCE.

te moquer de moi, Grédel ; mes bons choux ! faisait-il, c’est abominable de rire d’un pauvre malade.

— Voyons, Sébaldus, calme-toi ; et tu te fâches et si tu te plains déjà là cinquième jour, comme tu fais, que sera-ce donc dans trois ou quatre mois ? Il faut de la patience. »

Ces réflexions judicieuses stupéfiaient tellement Sébaldus, qu’il ne trouvait plus un mot à dire. Quelquefois, lorsque Fridoline, les yeux tout rouges, venait le voir, il la regardait longtemps, et une larme coulait lentement sur sa joue pendante :

« Tu vois, mon enfant, tu vois à quel état est réduit ton pauvre père, murmurait-il tout bas ; ce n’est plus qu’une ombre, mais c’est une ombre qui t’aime bien, Fridoline ; c’est une ombre qui voudrait te voir bien heureuse, chère enfant. Dans ma misère, avec cette eau froide sur le dos, et ces épinards dans l’estomac, j’ai encore la force de t’aimer ! »

Alors ils sanglotaient tous deux ensemble, il y avait de quoi vous fendre l’âme.

Quanta Eselskopf, il venait régulièrement deux fois par jour, et voyant Sébaldus maigrir, pâlir et S’affaissant, il disait :

« Bon… bon… ça va bien… ça va très-bien. Puisque les épinards et l’oseille produisent un si bon effet, il faut continuer. Et si l’oseille agace les dents du malade, il faudra s’en tenir aux épinards. »

Peindre la figure de Sébaldus, lorsqu’il, entendait ces choses, serait impossible ; ses yeux s’arrondissaient, ses joues pâlissaient ; la colère, l’indignation l’étouffaient ; l’aspect seul d’Eselskopf lui donnait froid. L’idée de cet homme et celle de l’eau claire n’en faisaient plus qu’une dans sa tête ; il en avait horreur, et parfois il se prenait à croire qu’Ëselskopf se vengeait de lui, ce qui l’exaspérait plus qu’il n’est possible de le dire.


IV


Cependant le bruit de ces événements étranges : de la grande bataille, des coups de trique et de la maladie de maître Sébaldus, s’était répandu dans le pays, et c’est alors qu’on put voir combien le digne maître de taverne avait d’amis sur la rive gauche du Rhin.

En effet, le dimanche suivant, une foule innombrable de buveurs accoururent s’informer de son état. Il en arrivait de cinq, six et jusqu’à dix lieues à la ronde. Il y en avait de vieux à perruque, le dos cassé, les genoux en zigzag » le tricorne sur la nuque et le nez bleu ; il y en avait des jeunes en bien plus grand nombre, et même quelques femmes arrivant de Pirmesens et de Landau. Tous ces braves gens défilaient en procession sous la voûte des Trabans ; ils se serraient la main d’un air triste, puis s’acheminaient vers la taverne, où la mère Grédel les recevait tout en larmes, leur recommandant de s’asseoir le long des grandes tables et de ne faire aucun bruit, car maître Sébaldus ne pouvait plus entendre le glou-glou des bouteilles et le cliquetis des fourchettes, depuis qu’il buvait de l’eau et se nourrissait de légumes.

Vers une heure, ces braves gens, au nombre de cinquante ou soixante, présentaient un coup d’œil attendrissant ; tous buvaient et causaient dans un recueillement qui vous faisait venir les larmes aux yeux. L’un vantait le bon cœur de maître Sébaldus, l’autre ses bonnes idées, l’autre son humeur joyeuse.

Le vieux greffier Frantz Schlouck, le plus fin connaisseur en vins du Rhingau, racontait comment il l’avait vu jadis arriver à Bergzabern, simple garçon vigneron, ne possédant que son tablier de cuir, son gilet rouge et sa serpe, mais plein de bon sens, doué d’un grand appétit et d’une soif proportionnée ; comment il s’était marié fort heureusement avec Grédel Baltzer, la cuisinière du grand hôtel de l’Aigle, par amour du vin rouge, du jambon et du pâté de veau, ce qui prouvait, disait-il, un rare discernement ; comment il s’était établi d’abord dans le cul-de-sac des Tanneurs, à l’enseigne des Trois Harengs, où les charbonniers et les marchands de bois avaient commencé sa réputation ; mais que plus tard, aspirant au grand monde, il avait vendu cette petite taverne, pour acheter le fonds de la vieille synagogue, ce qui fut un véritable trait de génie, car ses affaires n’avaient fait que croître et s’embellir tous les jours, la foule s’étant portée en masse à la cour des Trabans.

« Et depuis, grâce au ciel, disait le digne greffier, la vieille cour était plus fréquentée que l’église. Voilà ce que font le bon vin, la bonne humeur et les bons comestibles, ajouta-t-il, ils font les bonnes digestions, et les bonnes digestions sont les trois quarts de la santé, du plaisir et de la prospérité en ce bas monde. »

Chacun reconnaissait la justesse de ce discours.

D’autres alors exaltèrent les exploits de maître Sébaldus aux grands concours de la Cruche de Rudesheim. En telle année, il avait battu tous les vignerons, et même le fameux