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CONFIDENCES

lons, allons, je voudrais bien savoir ce qui te chagrine.>

Elle riait de si bon cœur, en me montrant ses petites dents blanches, que j’étais forcé de paraître gai, les larmes aux yeux. Quelquefois même je me traitais d’être défiant, je me disais :

« Est-ce que Margrédel. serait capable de se contrefaire à ce point, de me regarder d’un air d’amour, si dans le fond elle ne m’aimait pas un peu ? Non, c’est impossible ! C’est mal, Kasper, d’avoir des idées pareilles. »

Et je cherchais toutes les raisons pour me donner tort, pour me faire croire que Margrédel m’aimait, qu’elle ne pensait pas à Yéri-Hans, qu’elle faisait ces choses pour m’éprouver, pour me rendre jaloux ; enfin j’inventais mille explications de sa conduite, pour l’aider à me tromper ; mais toujours, toujours je voyais clair, et je me disais en moi-même : « Pauvre Kasper ! pauvre Kasper ! Tiens, vat’en, cela vaudra mieux : à quoi sert de t’aveugler ? c’est l’autre qu’elle aime ; c’est parce que l’autre arrive qu’elle chante, qu’elle danse, qu’elle rit et qu’elle prépare toutes ces friandises. Est-ce qu’elle en a jamais fait le quart autant pour moi ? »

Ah ! qu’il est triste de penser ces choses et de n’être sûr de rien ! Si l’on était sûr, on prendrait son sac et l’on partirait ; et plus tard, à la suite des temps, on finirait tout de même par se consoler. Voilà ce que j’ai pensé depuis bien souvent.

Ce qui m’étonnait le plus, c’était la confiance de Margrédel ; car, d’après ce que j’avais eu soin de lui dire au sujet du noyau, elle devait savoir que Yéri-Hans renverserait son père, et qu’alors toutes les invitations, tous les compliments et toutes les marques d’amitié de l’oncle pour le grand canonnier se changeraient en haine et en malédictions. Ceux qui connaissaient le caractère de l’oncle Conrad, son amour extraordinaire de la gloire, et son chagrin d’avoir été renversé, devaient prévoir ces choses, et Margrédel, avec sa finesse, savait bien que si Yéri-Hans remportait encore une fois la victoire, il n’oserait plus mettre les pieds à la maison, et que s’il venait la demander en mariage, l’oncle serait capable de le recevoir à coups de fourche ; c’était très-sûr ! Eh bien, Margrédel ne s’en inquiétait pas ; elle était joyeuse : je devinais encore là-dessous quelque ruse abominable ; je soupçonnais la bohémienne d’être revenue, j’avais toutes sortes d’idées pareilles, et je finissais toujours par me dire : « Pourvu que l’oncle soit battu, pourvu que Yéri-Hans le bouscule ; alors tout ira bien ; Margrédel aura beau gémir, elle aura beau s’attrister, pleurer, l’oncle restera ferme comme un roc : rien qu’à voir le canonnier, il entrera dans de grandes fureurs. C’est malheureux qu’il doive encore être battu ; majs c’est ce qu’il y a de mieux pour la satisfaction de tout le monde. ».

Et je reprenais confiance dans cette idée ; je riais même un peu quand elle me passait par la tête. Que voulez-vous ? lorsqu’on tombe, on se raccroche à toutes les branches, et l’on ne réfléchit pas longtemps si c’est bien.

Jusqu’à la veille de la fête, Margrédel me fit bonne mine. Je me rappellerai toujours que ce soir-là, vers six heures, quelques instants avant le souper, comme je rêvais assis contre la boîte de l’horloge, les jambes croisées, écoutant le tic-tac de la pendule et le pétillement du feu de la cuisine, tout à coup Margrédel entra en petite jupe, les bras nus et me fit signe de venir, pour ne pas déranger l’oncle Conrad, qui lisait le Messager boiteux au coin de la table, ses besicles sur son nez et les yeux écarquillés. Je la suivis ; la porte étant refermée, elle me montra d’abord ses tartes et ses beignets rangés en bel ordre sur les planches de l’étagère, et, comme je regardais, elle me conduisit devant une assiette de kuchlen couverts de sucre fin en disant :

« Kasper, tiens, j’ai préparé cela pour toi, et tu n’es pas content !

— Pour moi, Margrédel ? lui dis-je avec douceur.

— Oui, oui, pour toL, s’écria-t-elle, exprès pour toi ! Pourquoi donc ne crois-tu pas ce que je te dis ? »

Alors, ne sachant que répondre, je m’assis au coin de l’âtre, où la mère Catherine allait et venait, en levant les couvercles des marmites, et je me mis à manger ces beignets, tandis que les larmes coulaient malgré moi sur mes joues.

Je pensais : « Elle m’aime encore ! » et je trouvais ses beignets très-bons.

Margrédel était sortie pour mettre la nappe ; quand elle rentra, je lui souris, et lui prenant la main :

« Ah ! Margrédel, Margrédel, m’écriai-je, il faut que tu me pardonnes quelque chose.

— Quoi.donc ? fit-elle tout étonnée.

— Non… non… Je ne puis pas te dire cela maintenant… plus tard, plus tard ! »

Je pensais que j’avais eu tort de croire qu’elle me trompait, et c’est cela qui me faisait lui demander pardon. Elle me regarda ; je ne sais si dans ce moment elle devina ma pensée, mais elle rougit et me dit :

« Entre, Kasper, le souper est servi ; le père t’attend.