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D’UN JOUEUR DE CLARINETTE.

comment Yéri-Hans l’avait attaqué par surprise dans la salle du Cruchon d’or, et comment il avait glissé sur un noyau de prune ; ce qui sans doute était cause de son entorse.

« Ah ! bon, bon, maintenant je comprends, dit le docteur en riant un peu ; nous avons voulu essayer nos forces, père Stavolo, cela ne réussit pas toujours, vous avez eu le dessus assez longtemps, et...

— Non, non, cria l’oncle tout honteux, Kasper est là pour dire que Yéri-Hans m’a pris en traître, et que sans le noyau. N’est-ce pas, Kasper ? »

Je n’avais rien vu de ces choses ; mais l’oncle Conrad me paraissait bien assez malheureux avec son entorse, sans aller le contredire encore.

« C’est clair comme le jour, lui dis-je ; le canonnier vous a d’abord attiré pour vous tendre la jambe, ensuite il vous a poussé en arrière, et vous avez glissé sur le noyau.

— Oui, il m’a tendu la jambe... c’est un bandit ! Mais si le noyau n’avait pas été là !...

— Enfin, n’importe ! L’entorse est forte, dit Lehmann, elle pourra vous tenir six semaines sur le flanc, si vous commettez la moindre imprudence. Vous avez bien fait de mettre le pied dans l’eau froide, seulement le bandage ne vaut rien. »

Alors il lia le pied de l’oncle Conrad tellement bien, qu’il aurait pu marcher ; mais il lui recommanda de ne pas bouger et de mouiller le linge le plus souvent possible. Cela fait, le docteur sortit comme il était venu, disant qu’il reviendrait le lendemain.

L’oncle Stavolo était consterné de voir que Lehmann avait découvert la vérité d’abord.

C’est pourquoi, quand nous fûmes seuls, il me dit : « Ces médecins ne valent pas la corde pour les pendre ; on a beau leur dire la vérité cent fois, ils ne croient à rien. Puisque c’est comme cela, je ne dirai plus rien du tout ; quand on me demandera comment la chose s’est passée, je répondrai : « Demandez à Kasper, il sait bien que c’est par un coup de traître qu’on m’a renversé ; il a tout vu, le crochet dans mes jambes et le noyau ! Mais il ne convient pas que je le dise moi-même, car j’aurais l’air de vouloir m’excuser, de me défendre avec la langue ; cela ne peut pas aller. Kasper, tu diras la pure vérité, comme tu l’as dite à Lehmann, voilà ! Et maintenant laisse-moi tranquille, toutes ces chose m’ont chagriné, j’ai sommeil. »

Je sortis de la chambre, et trouvant Margrédel qui pleurait près de la fenêtre, sa jolie figure dans les mains, je lui dis que Yéri-Hans était cause de tout ; qu’il avait attaqué son père, qu’il l’avait défié, et finalement renversé par un coup de traître.

Elle ne répondait pas et sanglottait toujours.

Au souper, elle prit son assiette et alla se mettre près de son père, pour le veiller ; et moi je soupai seul, pensant que Margrédel ne se fâchait pas assez contre Yéri-Hans, et qu’à sa place je l’aurais maudit mille et mille fois.


VII


Le bruit de ces événements s’étant répandu dans le pays, la réputation de l’oncle Conrad en fut singulièrement diminuée. On ne parlait plus que de Yéri-Hans ; on célébrait sa force extraordinaire, on disait que tous les autres n’étaient rien auprès de lui.

Vers la même époque, l’oncle Conrad se mit à faire des réflexions profondes sur la vanité des choses humaines. Il rêvait du matin au soir, et souvent, quand j’étais assis près de son lit, il commençait à dire.

« Kasper, plus j’y pense et plus je vois que les hommes sont des fous de s’échiner comme ils font. Qu’est-ce que la gloire ? Je te le demande un peu. Je me rappelle que le vieux curé Jéronimus criait toujours : « La gloire, c’est la fumée de la fumée ! » Tant que vous êtes fort, vous avez de la gloire, parce que les autres ont peur de vous, parce qu’ils vous en veulent sans oser le dire ; mais quand vous devenez vieux, ou qu’il vous arrive de glisser sur un noyau, par hasard, la gloire s’en va. Et pour l’argent, c’est la même chose : à quoi sert d’avoir du bien, quand on ne peut plus en profiter ? Moi, par exemple, Kasper, à quoi me sert d’avoir quinze arpents de vignes, puisque je ne peux plus aller les voir ? A quoi me sert d’avoir du vieux vin dans ma cave, puisque Lehmann me défend d’en boire, de peur d’enflammer mon entorse ? A quoi me sert tout ce que j’ai maintenant ? J’aimerais autant n’en avoir que la moitié et pouvoir en jouir ! Pour le reste, on en peut dire autant, car autrefois j’avais une bonne femme que j’aimais, et j’aurais eu du bonheur de vivre avec elle jusque dans mes vieux jours ; tous mes biens m’auraient fait cent fois plus de plaisir, si j’avais pu les avoir avec Christine ; mais c’est du temps perdu quand on parle d’elle, puisqu’elle est morte ! Sait-on seulement bien si elle pense à nous, si elle voit ce qui se passe à Eckerswir ? Je le crois, mais je n’en suis pas sûr. Et ma fille Margrédel ? je l’ai