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CONFIDENCES

jambe sur une botte de paille, et c’est moi qui pris le fouet.

Tout le village était aux fenêtres pour nous voir passer. Madame Diederich ne parla pas de sa note, et le père Summer cria :

« J’irai vous voir un de ces quatre matins, monsieur Stavolo ; savoir de vos nouvelles.

— C’est bon, c’est bon ! fit l’oncle en claquant des dents, car il avait froid. Dépêche-toi, Kasper. »

Nous partîmes à travers le village au grand galop ; l’oncle était honteux de voir tant de monde sur les portes et criait : « Comme les gens sont bêtes à Kirschberg ; on dirait qu’ils n’ont jamais vu d’entorse !… Cela peut arriver au premier venu de glisser. »

Enfin, quand nous fûmes dehors, sur la grande route, il se calma d’un coup et ne dit plus rien. La colère de sa défaite le rendait comme sauvage. Moi, je fouettais les chevaux, et je me disais que dans ces malheurs il y avait encore quelque chose de bon, puisque Margrédel allait maudire Yéri-Hans, et que l’oncle entrerait dans des fureurs terribles chaque fois qu’on lui parlerait de cet homme.

C’est au milieu de ces pensées que nous arrivâmes à Eckerswir, vers trois heures du soir. L’oncle regardait à droite et à gauche d’un air inquiet, craignant la rencontre du père Brème, de Mériâne ou de tout autre de ceux que nous voyions le soir à l’auberge des Trois-Roses, et qui n’auraient pas manqué de nous saluer, ou même de nous arrêter pour s’informer de notre voyage, surtout en voyant l’oncle Conrad assis derrière la voiture et moi sur le devant. Heureusement, rien de tout cela n’eut lieu ; nous arrivâmes près de la maison au petit trot, sans avoir fait de pareilles rencontres. Mais à peine étions-nous arrêtés, que Margrédel regarda par une des fenêtres de la salle, et parut tout étonnée de nous voir déjà de retour. Puis, voyant l’oncle Conrad la jambe en l’air, elle quitta son ouvrage et courut sur l’escalier en criant : « Qu’est-ce qui se passe ? qu’est-ce que tu as, mon père ?

— Rien, Margrédel, répondit l’oncle ; ce n’est rien, j’ai glissé.

— Glissé ! ou donc, mon Dieu ?

—Dans l’auberge du Cruchon d’or, et ça m’a fait une petite entorse, voilà tout. »

Margrédel voyait bien à notre mine que c’était plus grave qu’il ne disait ; aussi, sans écouter davantage, se mit-elle à crier : « Orchel ! Orchel ! vite, vite, cours chercher M. Lehmann ! »

Elle descendit de l’escalier et grimpa sur la voiture, en disant d’une voix si tendre : « Mon pauvre père ! mon pauvre père ! » et en l’embrassant tellement, que j’aurais souhaité d’être à sa place avec son entorse.

Lui paraissait attendri :

« Ce n’est rien. ce n’est pas dangereux, Margrédel, faisait-il ; seulement je ne peux pas descendre tout seul ; il faut chercher le vieux Rœmer et le grand Hirsch pour m’aider. »

Déjà plusieurs voisines étaient sorties de leurs baraques aux cris de Margrédel. On prit l’oncle sous les bras et sous les jambes, et on le porta de la sorte, la tête en bas, jusqu’au haut de l’escalier.

Margrédel pleurait à chaudes larmes. Orchel était partie, et l’oncle se trouvait étendu sur le lit depuis quelques minutes, les fenêtres ouvertes, et la moitié des commères autour de lui, parlant toutes à la fois, disant que le blanc d’œuf, les oignons hachés avec du persil, de l’huile de noix avec du poivre étaient tout ce qu’il y avait de mieux pour les entorses ; et l’on ne savait quoi choisir parmi toutes ces choses, lorsque le docteur Lehmann entra, disant :

« Qu’on commence d’abord par évacuer la chambre ; je n’aime pas à entendre toutes ces pies bavarder autour de moi. »

Puis s’approchant de l’oncle Conrad, qui le regardait les yeux écarquillés : « Eh bien ! monsieur Stavolo, fit-il en lui serrant la main, que diable avons-nous ?

—J’ai glissé, dit l’oncle, j’ai glissé dans la salle de l’auberge du Cruchon d’or, à Kirschberg, et cela m’a dérangé le pied.

— Voyons. Venez ici, Kasper, et que mademoiselle Margrédel nous fasse le plaisir d’aller voir ce qui se passe dans la chambre voisine, » dit Lehmann.

Après quoi il se mit à défaire les linges de la jambe, regarda et dit : « C’est bel et bien une bonne entorse. Comment diable, père Stavolo, vous, un homme si solide, avez-vous pu, dans une salle, sur un plancher, attraper une entorse pareille, d’avant en arrière, car vous avez glissé brusquement d’avant en arrière, cela se voit ; il n’y avait donc rien pour vous retenir ?

— Cela s’est fait, dit l’oncle après avoir ruminé quelques secondes, par un coup de traitre. »

Le docteur Lehmann se redressa de toute sa hauteur en disant : « Comment ! un coup de traître ?

— Oui, monsieur Lehmann, c’est la pure vérité ; Kasper est là pour le dire. »

Alors il raconta comment nous étions partis le matin, avec l’idée d’acheter des petits cochons à Kirschberg, chez la mère Kobus ;