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CONFIDENCES

commissions des filles et des garçons d’une maison à l’autre, en cachette, pour attraper deux liards. Quand par hasard quelques-uns d’entre eux se trompaient de porte et venaient chez nous, il leur criait d’une voix de tonnerre :

« Voulez-vous bien sortir, tas de gueux !… Voulez-vous bien vous en aller !… Prenez garde !… On n’attrape ici que des coups de bâton ! »

Aussi ne venaient-ils presque jamais. Vous pensez donc bien que la vue de cette femme m’étonna ; je me dis en moi-même :

« Bien sûr qu’elle vient de prendre quelque chose, du chanvre, du lard, des œufs, dans l’armoire de la cuisine, n’importe quoi… d’autant plus qu’elle rit. » Cela me paraissait très-clair, et j’allais crier, quand elle se dépêcha de descendre de l’autre côté de l’escalier, et, presque en même temps, je vis Margrédel qui se penchait à la fenêtre, pour la regarder d’un air de bonne humeur. Alors je me tus, mais je ne sais combien d’idées me passèrent par la tête. Margrédel, m’ayant vu, se retira comme pour balayer la salle, et moi j’entrai, disant :

« Hé ! bonjour, Margrédel ; me voilà de retour. »

Elle semblait un peu fâchée, et répondit :

« Tiens, c’est toi, Kasper ; tu n’as pas été longtemps dehors.

— Ah ! Margrédel, ce n’est pas bien ce que tu dis là, m’écriai-je en riant, mais tout de même triste à l’intérieur ; non ce n’est pas bien, il parait que tu n’as pas trouvé le temps long après moi. »

Elle parut alors tout embarrassée, et répondit au bout d’un instant :

« Tu vois du mal à tout, Kasper. Chaque fois que nous nous trouvons seuls, la première chose que tu as à me dire, ce sont des reproches.

— Eh bien ! est-ce que je n’ai pas raison ? » m’écriai-je.

Mais voyant qu’au lieu de s’excuser, elle allait entrer dans la cuisine et me planter là.

« Tiens, Margrédel, lui dis-je, quoique tu ne penses pas à moi, je ne t’oublie jamais. Regarde, je viens encore d’acheter cela pour toi. »

Et je lui remis un magnifique ruban de soie bleue que j’avais dans mon sac.

Elle ouvrit le papier d’un air moitié fâché, moitié content, et quand elle eut regardé le ruban et qu’elle l’eut trouvé beau, tout à coup, me souriant les larmes aux yeux, elle me dit :

« Kasper, tu es un bon garçon tout de même !… Oui… oui… je t’aime bien ! »

En même temps elle m’embrassa, ce qu’elle n’avait jamais fait. Je me sentis tout triste ; j’aurais bien voulu lui demander pourquoi la bohémienne était venue à la maison, mais je n’osais pas. Je lui dis seulement :

« Cela me réjouit de voir que ce ruban te plaît, Margrédel ; j’avais peur tout le long de la route qu’il ne fût pas de ton goût.

— Oui, il me plaît, dit-elle en s’approchant du miroir, et le pliant en flot sous son joli menton rose ; il est très-beau ; tu m’as fait plaisir, Kasper. »

En entendant cela, tout le reste fut oublié, et je demandai :

« Qu’est-ce que la bohémienne est venue faire ici ? »

Margrédel rougit, et dans ses yeux je vis un grand trouble.

« Waldine ?… fit-elle.

— Oui, Waldine ; qu’est-ce qu’elle est venue faire ?

— C’est une pauvre femme… avec son petit enfant… Je lui ai donné des noix… Mais il est temps que j’aille voir si le dîner avance ; voici onze heures, mon père va bientôt revenir. »

Elle entra dans la cuisine. Moi, je montai dans ma chambre, déposer mon sac et ma clarinette, rêvant à ce qui venait d’arriver, au trouble de Margrédel, et pensant en moi-même qu’elle s’était fait dire la bonne aventure ; car des amoureux, elle n’en a pas d’autre que moi dans le village. Chacun savait que le père Stavolo ne plaisantait pas sur ce chapitre.

Ces idées me parurent naturelles, et je finis par trouver que j’avais tort d’être inquiet ; que Margrédel faisait comme toutes les jeunes filles, et qu’elle avait bien raison de me reprocher ma méfiance. Cela me rendit tout joyeux. Enfin, au bout d’un quart d’heure, comme je rêvais encore à ces choses, j’entendis la voix forte de l’oncle Conrad, qui me criait d’en bas, au pied de l’escalier :

« Hé ! Kasper, descends donc te mettre à table. Te voilà de retour ! Hé ! quel beau ruban tu as apporté à Margrédel ! Tu vas te ruiner, garçon ! »

Je descendis, et l’oncle riait de si bon cœur, que moi-même j’en fus content. Une grosse omelette au lard était déjà sur la table. Tout en mangeant, je racontai comment s’était passée la noce de Bergheim, ce que Margrédel aimait toujours à entendre.

Mais vers la fin du dîner, et comme nous allions nous lever, voilà qu’une hotte et un panier grimpent l’escalier devant les fenêtres ; on frappe à la porte.

« Entrez ! Hé, c’est la mère Robichon et son fils ! crie l’oncle Conrad. Bonjour donc, bonjour, il y a longtemps qu’on ne vous a vus. »