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Et quand je montais l’escalier, jetant un regard de côté dans la salle, je la voyais déjà déployer la nappe, arranger les verres et les assiettes sur la table ; elle était descendue comme un oiseau, et ne voulait pas avoir l’air de savoir que j’arrivais ; mais moi j’étais heureux, car elle m’avait attendu, et je me disais : « Elle m’aime ! ».

« Hé ! tiens, te voilà, Kasper ? faisa, it-elle ; je te croyais encore en route ; ce matin.

— Oui, Margrédel, me voilà, disais-je en accrochant mon sac au dos du fauteuil, et déposant ma clarinette sur le bord de la fenêtre ; j’arrive d’Orbay, de Kirschberg ou de tel autre village des environs.

— Tu t’es bien dépêché ?

— Oui, je me suis dépêché. »

Alors nous nous regardions ; elle me souriait en me montrant ses petites dents blanches ; j’aurais voulu l’embrasser, mais elle s’échappait toujours, criant :

« Kasper, Kasper, voici mon père ! »

Elle se sauvait dans la cuisine ; et presque toujours, quand je regardais dans la rue, l’oncle Conrad, avec ses larges épaules, son feutre noir et sa veste grise, était là qui revenait de la vigne. Ah ! toutes ces choses, je les vois, j’y suis. Pourquoi faut-il que ce bon temps de la jeunesse passe si vite, et qu’on y songe toujours !

J’avais le plus grand respect pour l’oncle Conrad, et je l’aimais comme mon propre père, malgré sa voix rude quand il était de mauvaise humeur et surtout quand il se fâchait ; cela n’arrivait pas souvent, mais quand cela arrivait, c’était terrible : son grand nez crochu se recourbait en bec d’aigle sur ses lèvres, ses yeux, gris lançaient des éclairs, et sa voix éclatait comme la trompette du jugement dernier. Il ne levait jamais la main, connaissant lui-même sa force extraordinaire et craignant de fairebmal aux gens.

Une fois cependant je le vis à l’auberge des Trois-Roses, où nous étions allés le soir, selon notre habitude, prendre une bouteille de vin en société des vignerons d’Eckerswir, qui se réunissaient en cet endroit, je le vis s’emporter et devenir tout pâle, à propos d’une façon particulière de planter la vigne, Le vieux Mériâne prétendait que les plants de tokayer doivent se traîner un peu dans le sillon pour bien venir, et l’onde Conrad qu’il fallait les mettre tout droit. Mériâne finit par dire que l’oncle Stavolo ne connaissait rien à la vigne, et qu’il ne distinguerait pas un plan de tokayer d’un autre de Drahenfeltz. L’oncle se fâcha, et frappant de la main sur la table, les verres, les chopes et les bouteilles sautèrent au plafond. Il s’était levé, criant d’une voix de tonnerre :

« Voyons, vous autres, voyons, qui soutient les propos de Mériâpe ? Je ne veux pas lui répondre à lui ; mais vous autres… mettez-vous trois, quatre, six contre moi ! »

Il regardait autour de la salle ; personne ne bougeait. Je sus alors que l’oncle Conrad était l’homme le plus fort du pays ; je le vis de mes propres yeux. Il m’était bien arrivé d’entendre raconter que M. Stavolo avait terrassé dans son temps tous les hercules qui se présentaient aux luttes de villages, et que même, peu d’années avant, il était allé provoquer un certain bûcheron Diemer, qu’on appelait le Chêne des Vosges, à cause de sa force extraordinaire, et qu’il l’avait renversé sur les deux épaules, oui ; mais avec nous il se montrait si raisonnable, il avait tellement l’habitude de dire que la force ne signifie rien, que l’on ne doit pas se vanter d’être fort, et, disant cela, il se caressait le menton d’un air de saint homme tellement convaincu de ces choses, que j’avais fini par le croire sur parole et le considérer comme un être très-pacifique. Sans cesse il me répétait :

« Kasper, s’il t’arrive jamais de te trouver dans une dispute, sais-tu ce qu’il faudra faire ?

— Non, mon oncle.

— Eh bien ! comme le Seigneur t’a pourvu de grandes jambes, tu prendras tout de suite la porte et tu gagneras les champs. Toi qui n’es guère plus fort qu’un lièvre, au premier coup tu roulerais à terre, et l’on se battrait sur ton corps. De la prudence, garçon, de la prudence ; c’est la première vertu d’un joueur de clarinette qui veut se marier. »

Allez donc croire, après ces paroles judicieuses, que l’oncle Conrad n’était pas prudent, et qu’il aimait autre chose que la vigne, le bon vin et la musique ! Mais ce jour-là, je vis qu’il était glorieux de sa force, et cela me surprit.

Toutefois, s’étant calmé presque aussitôt, il fit des excuses au vieux Mériâne, et dit qu’il avait parlé de la sorte pour voir si, parmi ces jeunes gens, quelques-uns auraient le courage de soutenir les cheveux gris. Après quoi le père Mériâne avoua que l’oncle Conrad était un bon vigneron, qu’il se connaissait en plants de toute sorte, en culture, en vendanges, en cuvées, en fermentation, en tout. Il en dit même tant et fit de l’oncle Stavolo de tels éloges, que celui-ci, tout à fait apaisé, lui répondit en souriant qu’il allait trop loin, qu’on ne connaissait jamais à fond la culture de la vigne, que plus on apprenait de choses, plus il en restait à savoir, et que l’expérience étant toujours ce qu’il y a de plus sûr, les jeunes ne pourraient se mettre sur les rangs pour le