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L’AMI FRITZ.

noire, et ses chaînes d’or sur le ventre ; je soutiens qu’elle doit t’aimer plus que tous les anabaptistes du monde. Est-ce que le vieux rebbe Sichel ne connaît pas les femmes ? Tout cela tombe sous le bon sens ! Mais, dis donc, as-tu seulement demandé si elle consent à prendre l’autre ?

— Je n’y ai pas pensé ; j’avais comme une meule qui me tournait dans la tête.

— Hé ! s’écria David en haussant les épaules avec une grimace bizarre, la tête penchée et les mains jointes d’un air de pitié profonde, comment, tu n’y as pas pensé ! Et tu te désoles, et tu tombes le nez à terre, tu cries, tu pleures ! Voilà… voilà bien les amoureux ! Attends, attends, si la mère Orchel est encore là, tu vas voir ! »

Il ouvrit la porte en criant dans l’allée :

Katel, est-ce que la mère Orchel est là ?

— Non, monsieur David. »

Alors il referma.

Fritz semblait un peu remis de sa désolation.

« David, fit-il, tu me rends la vie.

— Allons, schaude, dit le vieux rebbe, lève-toi, remets tes souliers et laisse-moi faire. Nous allons ensemble là-bas, demander Sûzel en mariage. Mais peux-tu te tenir sur tes jambes ?

— Ah ! pour aller demander Sûzel, s’écria Fritz, je marcherais jusqu’au bout du monde !

— Hé ! hé ! hé ! fit le vieux Sichel, dont tous les traits se contractèrent, et dont les petits yeux se plissaient, hé ! hé ! hé ! quelle peur tu m’as faite !… J’ai pourtant traversé la ville comme cela ; c’est encore bien heureux que je n’aie pas oublié de mettre ma culotte. »

Il riait en boutonnant son gilet de finette et sa grosse capote verte. Mais Fritz n’osait pas encore rire, il remettait ses souliers, tout pâle d’inquiétude ; puis il se coiffa de son feutre et prit son bâton, en disant d’une voix émue :

« Maintenait, David, je suis prêt ; que le Seigneur nous soit en aide !

Amen ! » répondit le vieux rebbe.

Ils sortirent.

Katel, de la cuisine, avait entendu quelque chose, et, les voyant passer, elle ne dit rien, s’étonnant et se réjouissant de ces événements étranges. Ils traversèrent la ville, perdus dans leurs réflexions, sans s’apercevoir que les gens les regardaient avec surprise. Une fois dehors, le grand air rétablit Fritz, et, tout en descendant le sentier du Postthâl, il se mit à raconter les choses qui s’étaient accomplies depuis bois mois : la manière dont il s’était aperçu de son amour pour Sûzel ; comment il avait voulu s’en distraire ; comment il avait entrepris un voyage avec Hâan ; mais que cette idée le suivait partout, qu’il ne pouvait plus prendre un verre de vin sans radoter d’amour ; et, finalement, comment il s’était abandonné lui-même à la grâce de Dieu.

David, la tête penchée, tout en trottant, riait dans sa barbiche grise, et, de temps en temps, clignant les yeux :

« Hé ! hé ! hé ! faisait-il, je te le disais bien, Kobus, je te le disais bien, on ne peut résister ! Vous étiez donc à faire de la musique, et tu chantais : Rosette, si bien faite… Et puis ? »

Fritz poursuivait son histoire.

« C’est bien ça… c’est bien ça, reprenait le vieux David, hé ! hé ! hé ! Ça te persécutait…. c’était plus fort que toi. Oui… oui… je me figure tout cela comme si j’y étais. Alors donc, à la brasserie du Grand-Cerf, tu défiais le monde et tu célébrais l’amour… Va, va toujours, j’aime à t’entendre parler de cela. »

Et Fritz, heureux de causer de ces choses, continuait son histoire. Il ne s’interrompait de temps en temps que pour s’écrier :

« Crois-tu sérieusement qu’elle m’aime, David ?

— Oui… oui… elle t’aime, faisait le vieux rebbe, les yeux plissés.

— En es-tu bien sûr ?

— Hé ! hé ! hé ! ça va sans dire… Mais alors donc, à Bischem, vous avez eu le bonheur de danser le treieleins ensemble. Tu devais être bien heureux, Kobus ?

— Oh ! » s’écriait Fritz.

Et tout l’enthousiasme du treieleins lui remontait à la tête. Jamais le vieux Sichel n’avait été plus content ; il aurait écouté Kobus raconter la même chose durant un siècle, sans se fatiguer ; et, parfois, il remplissait les silences par quelque réflexion tirée de la Bible, comme : « Je t’ai réveillé sous un pommier, là où ta mère t’a enfanté, là où t’a enfanté celle qui t’a donné le jour. » Ou bien : « Beaucoup d’eau ne pourrait pas éteindre cet amour-là, et les fleuves mêmes ne le pourraient pas noyer. » Ou bien encore : « Tu m’as ravi le cœur par l’un de tes yeux ; tu m’as ravi le cœur par un des grains de ton collier. »

Fritz trouvait ces réflexions très-belles. Pour la troisième fois, il rentrait dans de nouveaux détails, lorsque le vieux rebbe, s’arrêtant au coin du bois, près de la roche des Tourterelles, à dix minutes de la ferme, lui dit :

« Voici le Meisenthâl. Tu me raconteras le reste plus tard. Maintenant, je vais descendre, et toi, tu m’attendras ici.

— Comment ! il faut que je reste ! demanda Kobus.

— Oui, c’est une affaire délicate ; je serai sans