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L’AMI FRITZ.

L’enfant se mettait en route, lorsqu’il s’arrêta criant :

« Le voici ! »

Katel, regardant dans la rue, vit le rebbe David, son chapeau sur la nuque, sa longue capote flottant sur ses maigres mollets, qui venait la chemise ouverte, tenant sa cravate à la main, et courant aussi vite que ses vieilles jambes pouvaient aller.

On savait déjà dans toute la ville que M. Kobus avait une attaque. Qu’on se figure l’émotion de David à cette nouvelle ; il ne s’était pas donné le temps de boutonner ses habits, et venait dans une désolation inexprimable.

« Puisque ce n’est rien, dit la mère Orchel, je peux m’en aller… Je reviendrai demain ou après, savoir la réponse de M. Kobus.

— Oui, vous pouvez partir, » lui répondit Katel en la reconduisant.

La fermière descendit, et se croisa au pied de l’escalier avec le vieux rebbe qui montait. David, voyant Katel dans l’ombre de l’allée, se mit à bredouiller tout bas : « Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ?… Il est malade… il est tombé, Kobus ! »

On entendait les battements de son cœur.

« Oui, entrez, dit la vieille servante ; il demande après vous. »

Alors il entra tout pâle, sur la pointe de ses gros souliers, allongeant le cou et regardant de loin, d’un air tellement effrayé que cela faisait de la peine à voir.

« Kobus ! Kobus ! » fit-il tout bas d’une voix douce, comme lorsqu’on parle à un petit enfant.

Fritz ouvrit les yeux.

« Tu es malade, Kobus ? reprit le vieux rebbe, toujours de la même voix tremblante ; il est arrivé quelque chose ? »

Fritz, les yeux humides, regarda vers Katel, et David comprit aussitôt ce qu’il voulait dire :

« Tu veux me parler seul ? fit-il.

— Oui, » murmura Kobus.

Katel sortit le tablier sur la figure, et David se penchant demanda :

« Tu as quelque chose… tu es malade ?… »

Fritz, sans répondre, lui entoura le cou de ses deux bras, et ils s’embrassèrent :

« Je suis bien malheureux ! dit-il.

— Toi, malheureux ?

— Oui, le plus malheureux des hommes.

— Ne dis pas cela, fit le vieux David, ne dis pas cela… tu me déchires le cœur ! Que t’est-il donc arrivé ?

— Tu ne te moqueras pas de moi, David…. je t’ai bien manqué…, j’ai souvent ri de toi… je n’ai pas eu les égards que je devais au plus vieil ami de mon père… Tu ne te moqueras pas de moi, n’est-ce pas ?

— Mais, Kobus, au nom du ciel ! s’écria le vieux rebbe prêt à fondre en larmes, ne parle pas de ces choses… Tu ne m’as jamais fait que du plaisir… tu ne m’as jamais chagriné… au contraire… au contraire… Ça me réjouissait de te voir rire… dis-moi seulement….

— Tu me promets de ne pas te moquer de moi ?

— Me moquer de toi ! ai-je donc si mauvais cœur, de me moquer des chagrins véritables de mon meilleur ami ? Ah ! Kobus ! »

Alors Fritz éclata :

« C’était ma seule joie, David ; je ne pensais plus qu’à elle… et.voilà qu’on la donne à un autre !

— Qui donc… qui donc ?

— Sûzel, fit-il en sanglotant

— La petite Sûzel… la fille de ton fermier ?… tu l’aimes ?

— Oui !

— Ah !… fit le vieux rebbe en se redressant, les yeux écarquillés d’admiration, c’est la petite Sûzel, il aime la petite Sûzel !… Tiens… tiens… tiens… j’aurais dû m’en douter !… Mais je ne vois pas de mal à cela, Kobus… cette petite est très-gentille… C’est ce qu’il te faut… tu seras heureux, très-heureux avec elle….

— Ils veulent la donner à un autre ! interrompit Fritz désespéré.

— A qui ?

— A un anabaptiste.

— Qui est-ce qui t’a dit cela ?

— La mère Orchel… tout à l’heure,… elle est venue exprès….

— Ah ! ah ! bon… maintenant je comprends : elle est venue lui dire cela tout simplement, sans se douter de rien… et il s’est trouvé mal… Bon, c’est clair… c’est tout naturel. »

Ainsi se parlait David, en faisant deux ou trois tours dans la chambre, les mains sur le dos.

Puis, s’arrêtant au pied du lit :

« Mais si tu l’aimes, s’écria-t-il, Sûzel doit le savoir… tu n’as pas manqué de le lui dire.

— Je n’ai pas osé.

— Tu n’as pas osé !… C’est égal, elle le sait. Cette petite est pleine d’esprit… elle a vu cela d’abord… Elle doit être contente de te plaire, car tu n’es pas le premier anabaptiste venu, toi… Tu représentes quelque chose de comme il faut ; je te dis que cette petite doit être flattée, qu’elle doit s’estimer heureuse de penser qu’un monsieur de la ville a jeté les yeux sur elle, un beau garçon, frais, bien nourri, riant, et même majestueux, quand il a sa redingote