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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

pour le ménage : une brosse à lessive, des cuillers en étain, une écumoire et d’autres objets semblables ; Hans Aden acheta une faux qui rendait un son clair et vibrant, des sabots et une étrille.

Vers dix heures, le bât de Schimel était plein de choses ; la foule devenait de plus en plus nombreuse et soulevait des flots de poussière ; on entendait au loin tourbillonner la valse.

Comme ils s’acheminaient vers l’auberge, ils passèrent près de la Madame-Hutte, et de si joyeux accords frappèrent leurs oreilles, que le grand Hans Aden lui-méme s’arrêta pour considérer ce spectacle.

Un drapeau flottait sur la baraque ; les filles et les garçons se pressaient à la porte : le joli costume des Kokesberg, avec leurs tresses garnies de rubans ; celui des Bouren-Grédel, avec leurs cravates de moire qui retombent sur la nuque, leurs jupes rouges, leurs bas blancs bien tirés et leurs souliers à hauts talons ; les montagnards en chapeaux à larges bords, ornés d’une feuille de chêne ; les Alsaciens en tricorne, habit carré, gilet écarlate et culotte courte, tout cela offrait un coup d’œil admirable, on était comme entraîné de ce côté.

Dame Thérèse éprouvait un désir inexprimable de danser, sa main tremblait sous le bras de Coucou Peter, qui la regardait tendrement et lui disait à voix basse :

« Dame Thérèse, faisons un tour de valse.

— Je voudrais bien, murmurait-elle, mais l’enfant… je n’ose pas le quitter… et puis… que dirait Hans Aden ?

— Bah ! laissez faire, dame Thérèse, une valse est bientôt finie… L’enfant n’a rien à craindre, il dort si bien !

— Non, monsieur Coucou Peter, je n’ose pas !… Hans Aden ne serait pas content. »

Ils discutaient ainsi, se regardant l’un l’autre, et dame Thérèse allait céder peut-être, lorsque les cloches de l’église s’ébranlèrent ; alors il n’y fallut plus songer.

« Thérèse, dit Hans Aden, voici le troisième coup ; allons bien vite à l’auberge, ou nous serons en retard.

— C’est inutile, monsieur le maire, répondit Coucou Peter, vous pouvez partir d’ici, je vais conduire Schimel à la grange, et nous vous attendrons pour dîner. Vous nous ferez le plaisir d’accepter le dîner, maître Hans Aden et dame Thérèse ? »

Hans Aden trouva M. Coucou Peter bien honnête, et dame Thérèse sortit du bât de Schimel le beau châle qu’il lui avait acheté ; elle le mit en jetant un doux regard au bon ménétrier, qui sentit les larmes lui venir aux yeux ; puis elle prit l’enfant, car elle ne voulait pas s’en séparer, d’autant plus que la bénédiction de saint Florent ne pouvait lui faire que du bien, et, tout étant arrangé, on se sépara sur la place de l’église.

Coucou Peter prit le chemin d’en bas, pour éviter la rencontre des fidèles dans la rue du Tonnelet-Rouge.

Mathéus le suivait gravement, laissant errer ses regards autour de la montagne, et récapitulant ses preuves invincibles ; le bourdonnement des cloches, le frémissement de l’air, le beau soleil éparpillant ses rayons sur la foule agitée, tout émerveillait le bonhomme, et l’espérance de prêcher bientôt lui faisait voir les choses sous un point de vue agréable.

Ils longeaient alors les jardins au penchant de la côte ; de temps en temps ils entendaient un coup de fusil et voyaient les flocons de fumée se dérouler en l’air ; le bruit de la foule expirait insensiblement, et la fraîche verdure remplaçait la poussière des rues.

Au tournant de la fontaine, où l’on vient abreuver le bétail hors du bourg, ils virent les chasseurs, les gardes forestiers en habit vert et bon nombre de paysans qui se disputaient le prix du mouton.

La cible était placée de l’autre côté de la vallée, en face du grand chêne ; les tireurs, debout derrière les palissades des jardins, essayaient leurs armes, ils mettaient en joue, hochaient la tête ; quelques-uns pariaient, d’autres se penchaient comme au jeu de quilles, et chacun se croyait plus adroit que celui qui venait de manquer son coup.

Frantz Mathéus, que le bruit d’un fusil faisait toujours tressaillir, se hâta de passer outre et d’entrer dans la ruelle des Acacias. Cette solitude, après tant de scènes tumultueuses, avait un charme étrange ; tous les habitants de Haslach étaient à l’église.

Au dernier son des cloches le tir fut suspendu. On entendait au loin les préludes de l’orgue.

Maître Frantz et son disciple débouchaient dans la rue du Tonnelet-Rouge, en face de l’auberge des Trois-Roses.


XII


Pendant que Coucou Peter menait Schimel à la grange, Mathéus, fatigué de se promener sur la foire, entrait dans l’auberge des Trois-Roses. L’illustre philosophe était loin de s’at-