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L’AMI FRITZ.

jours de sabbat ; ils se promenaient bras dessus bras dessous, comme de jeunes amoureux, et chaque fois David disait à sa femme :

« Sourlé, quand je vois cette verdure, ces blés qui se balancent, et cette rivière qui coule lentement, cela me rend jeune, il me semble encore te promener comme à vingt ans, et je loue le Seigneur de ses grâces. »

Alors la bonne vieille était heureuse, car David parlait sincèrement et sans flatterie.

Le rebbe avait aussi vu Fritz par-dessus la haie, quand il fut à l’entrée des chemins couverts, il lui cria :

« Kobus !… Kobus !… arrive donc ici ! »

Mais Fritz, craignant que le vieux rabbin ne voulût se moquer de son discours à la brasserie du Grand-Cerf, poursuivit son chemin en hochant la tête.

« Une autre fois, David, une autre fois, dit-il, je suis pressé. »

Et le rebbe souriant avec finesse dans sa barbiche, pensa :

« Sauve-toi, je te rattraperai tout de même. »

Enfin Kobus rentra chez lui vers quatre heures. Quoique les fenêtres fussent ouvertes, il faisait très-chaud, et ce n’est pas sans un véritable bonheur qu’il se débarrassa de sa capote.

« Maintenant, nous allons choisir nos habits et notre linge, se disait-il tout joyeux, en tirant les clefs du secrétaire. Il faut que Sûzel soit émerveillée, il faut que j’efface les plus beaux garçons de Bischem, et qu’elle rêve de moi. Dieu du ciel, viens à mon aide, que j’éblouisse tout le monde ! »

Il ouvrit les trois grands placards, qui descendaient du plafond jusqu’au parquet. Madame Kobus la mère, et la grand’mère Nicklausse avaient eu l’amour du beau linge, comme le père et le grand-père avaient eu l’amour du bon vin. On peut se figurer, d’après cela, quelle quantité de nappes damassées, de serviettes à filets rouges, de mouchoirs, de chemises et de pièces de toile se trouvaient entassés là dedans ; c’était incroyable. La vieille Katel passait la moitié de son temps à plier et déplier tout cela pour renouveler l’air ; à le saupoudrer de réséda, de lavande et de mille autres odeurs, pour en écarter les mites. On voyait même tout au haut, pendus par le bec, deux martins-pêcheurs au plumage vert et or, et tout desséchés : ces oiseaux ont la réputation d’écarter les insectes.

L’une des armoires était pleine d’antiques défroques de tricornes à cocarde, de perruques, d’habits de peluche à boutons d’argent larges comme des cymbales, de cannes à pomme d’or et d’ivoire, de boîtes à poudre, avec leurs gros pinceaux de cygne ; cela remontait au grand-père Nicklausse, rien n’était changé ; ces braves gens auraient pu revenir et se rhabiller au goût du dernier siècle, sans s’apercevoir de leur long sommeil.

Dans l’autre compartiment se trouvaient les vêtements de Fritz. Tous les ans, il se faisait prendre mesure d’un habillement complet, par le tailleur Herculès Schneider, de Landau ; il ne mettait jamais ces habits, mais c’était une satisfaction pour lui de se dire : « Je serais à la mode comme le gros Hâan si je voulais, heureusement j’aime mieux ma vieille capote ; chacun son goût. »

Fritz se mit donc à contempler tout cela dans un grand ravissement. L’idée lui vint que Sûzel pourrait avoir le goût du beau linge, comme la mère et la grand’mère Kobus ; qu’alors elle augmenterait les trésors du ménage, qu’elle aurait le trousseau de clefs, et qu’elle serait en extase matin et soir devant ces armoires.

Cette idée l’attendrit, et il souhaita que les choses fussent ainsi, car l’amour du bon vin et du beau linge fait les bons ménages.

Mais, pour le moment, il s’agissait de trouver la plus belle chemise, le plus beau mouchoir, la plus belle paire de bas et les plus beaux habits. Voilà le difficile.

Après avoir longtemps regardé, Kobus, fort embarrassé, s’écria :

« Katel ! Katel ! »

La vieille servante, qui tricotait dans la cuisine, ouvrit la porte.

« Entre donc, Katel, lui dit Fritz, je suis dans un grand embarras : Hâan et Schoultz veulent absolument que j’aille avec eux à la fête de Bischem ; ils m’ont tant prié, que j’ai fini par accepter. Mais à cette fête arrivent des centaines de Prussiens, des juges, des officiers, un tas de gens glorieux, mis à la dernière mode de France, et qui nous regardent par-dessus l’épaule, nous autres Bavarois. Comment m’habiller ? Je ne connais rien à ces choses-là, moi, ce n’est pas mon affaire. »

Les petits yeux de Katel se plissèrent ; elle était heureuse de voir qu’on avait besoin d’elle dans une circonstance aussi grave, et, déposant son tricot sur la table, elle dit :

« Vous avez bien raison de m’appeler, Monsieur. Dieu merci, ce ne sera pas la première fois que j’aurai donné des conseils pour se bien vêtir selon le temps et les personnes. M. le juge de paix, votre père, avait coutume de m’appeler quand il allait en visite de cérémonie ; c’est moi qui lui disais : « Sauf votre respect, Monsieur le juge, il vous manque encore ceci ou cela. » Et c’était toujours juste ; chacun devait reconnaître en ville, que, pour la belle