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L’AMI FRITZ.

— Monsieur le percepteur, répondit la pauvre enfant après un instant de silence, je viens pour ma grand’mère Annah Ewig. Depuis cinq mois, elle ne peut plus se lever de son lit. Nous avons eu de grands malheurs ; mon père a été pris sous sa schlitt[1] à la Kohlplatz, l’hiver dernier… il est mort… Ça nous a coûté beaucoup pour le repos de son âme. »

Hâan, qui commençait à s’attendrir, regarda Fritz d’un œil indigné. « Tu l’entends, semblait-il dire, toujours saint Maclof ! »

Puis, élevant la voix :

« Ce sont des malheurs qui peuvent arriver à tout le monde, répondit-il ; j’en suis fâché, mais quand je me présente à la caisse générale, on ne me demande pas si les gens sont heureux ou malheureux, on me demande combien d’argent j’apporte ; et lorsqu’il n’y en a pas assez, il faut que j’en ajoute de ma propre poche. Ta grand’mère doit huit florins ; j’ai payé pour elle l’année dernière, cela ne peut pas durer toujours. »

La pauvre petite était devenue toute triste, on voyait qu’elle avait envie de pleurer.

« Voyons, reprit Hâan, tu venais me dire qu’il n’y a rien, n’est-ce pas ? que ta grand-mère n’a pas le sou ; pour me dire cela, tu pouvais rester chez vous, je le savais déjà. »

Alors, sans lever les yeux, elle avança la main doucement et l’ouvrit, et l’on vit un florin dedans.

« Nous avons vendu notre chèvre… pour payer quelque chose… » dit-elle d’une voix brisée.

Kobus tourna la tête vers la fenêtre ; son cœur grelottait.

« Des à-compte, fit Hâan, toujours des à-compte ! encore si la chose en valait la peine. »

Cependant il ouvrit son registre en disant : « Allons, viens ! »

La petite s’approcha ; mais Fritz, se penchant sur l’épaule du percepteur qui écrivait, lui dit à voix basse :

« Bah ! laisse cela.

— Quoi ? fit Hâan en le regardant stupéfait.

— Efface tout !

— Comment… efface ?

— Oui ! — Reprends ton argent, » dit Kobus à l’enfant…

Et tout bas, à l’oreille de Hâan, il ajouta : « C’est moi qui paye !

— Les huit florins ?

— Oui. »

Hâan déposa sa plume ; il semblait rêveur, et, regardant la jeune fille, il lui dit d’un ton grave :

« Voici M. Kobus, de Hunebourg, qui paye pour vous. Tu diras cela à ta grand’mère. Ce n’est pas saint Maclof qui paye, c’est M. Kobus, un homme sérieux, raisonnable, qui fait cela par bon cœur. »

La petite leva les yeux, et Fritz vit qu’ils étaient d’un bleu doux, comme ceux de Sûzel, et pleins de larmes. Elle avait déjà posé son florin sur la table ; il le prit, fouilla dans sa poche et en mit cinq ou six avec, en disant :

« Tiens, mon enfant, tâchez de ravoir votre chèvre, ou d’en acheter une autre aussi bonne. Tu peux t’en aller maintenant. »

Mais elle ne bougeait pas ; c’est pourquoi Hâan, devinant sa pensée, dit :

« Tu veux remercier monsieur, n’est-ce pas ? »

Elle inclina la tête en silence.

« C’est bon, c’est bon ! fit-il. Naturellement nous savons ce que tu dois penser ; c’est un bienfait du ciel qui vous arrive. Tenez-vous au courant maintenant. Ce n’est pas grand’chose de mettre deux sous de côté par semaine, pour avoir la conscience tranquille. Va, ta grand’mère sera contente. »

La petite, regardant Kobus encore une fois, avec un sentiment de reconnaissance inexprimable, sortit et descendit l’escalier. Fritz, tout troublé, s’était approché de la fenêtre ; il vit la pauvre enfant se mettre à courir en remontant la rue, on aurait dit qu’elle avait des ailes.

« Voilà nos affaires terminées, reprit Hâan ; maintenant, en route ! »

En se retournant, Kobus le vit qui descendait déjà, les registres sous le bras et son gros dos arrondi. H s’essuya les yeux, et descendit à son tour.

« Hé ! leur cria Schnéegans en bas dans la grande salle, vous ne dînez pas avant de partir, Monsieur le percepteur ?

— Est-ce que tu as faim, Kobus ? demanda Hâan.

— Non.

— Ni moi non plus ; vous pouvez servir votre dîné à saint Maclof ! Chaque fois que je viens dans ce gueux de pays, je suis comme éreinté durant quinze jours ; tout cela me bouleverse. Attelez le cheval, Schnéegans, c’est tout ce qu’on vous demande. »

L’aubergiste sortit. Hâan et Fritz, sur la porte, le regardèrent tirer le cheval de l’écurie et le mettre à la voiture. Kobus monta, Hâan régla la note, prit les rênes et le fouet, et les voilà partis comme ils étaient venus.

Il pouvait être alors deux heures. Tous les gens du village, devant leurs baraques, les regardaient passer, sans qu’un seul eût l’idée de lever son chapeau.

Ils rentrèrent dans le chemin creux de la

  1. Traîneau.