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L’AMI FRITZ.

vous chantiez le Miserere, et je ne voulais rien dire, quoique ce fût une offense contre notre sainte religion, et surtout à l’égard d’un vieillard de mon âge : vous aviez l’air de m’ouvrir en quelque sorte les portes de la tombe, et c’était abominable quand on considère que je ne vous avais rien fait. D’ailleurs, la vieillesse n’est pas crime ; chacun désire devenir vieux ; vous le deviendrez peut-être, monsieur Kobus, et vous comprendrez alors votre indignité. Maintenant, vous me faites tomber de la cire sur les mains par malice.

— Comment, par malice ? s’écria Fritz stupéfait.

— Oui, par malice ; vous riez de tout !… Même en ce moment, vous avez envie de rire ; mais je ne veux pas être hans-wurst[1] entendez-vous ? C’est la dernière fois que je travaille avec un braque de votre espèce. »

Ce disant, Schweyer détacha son tablier, prit sa tarière, et gravit l’escalier.

La véritable raison de sa colère, ce n’étaient ni le Miserere, ni les gouttes de cire, c’était l’oubli du steinberg.

Kobus, qui ne manquait pas de finesse, comprit très-bien le vrai motif de sa colère, mais il ne regretta pas moins sa maladresse et son oubli des vieux usages, car tous les tonneliers du monde ont le droit de boire un bon coup du vin qu’ils mettent en bouteilles, et si le maître est là, son devoir est de l’offrir.

« Où diable ai-je la tête depuis quelque temps ? se dit-il. Je suis toujours à rêvasser, à bâiller, à m’ennuyer ; rien ne me manque, et j’ai des absences ; c’est étonnant… il faudra que je me surveille. »

Cependant, comme il n’y avait pas moyen de faire revenir Schweyer, il finit de mettre son vin en bouteilles lui-même, et les choses en restèrent là.


IX


Les mardis et les vendredis matin, jours de marché, Kobus avait l’habitude de fumer des pipes à sa fenêtre, en regardant les ménagères de Hunebourg aller et venir, d’un air affairé, entre les longues rangées de paniers, de hottes, de cages d’osier, de baraques, de poteries et de charrettes alignées sur la place des Acacias. C’étaient, en quelque sorte, ses jours de grand spectacle : toutes ces rumeurs, ces mille attitudes d’acheteurs et de vendeurs débattant leur prix, criant, se disputant, le réjouissaient plus qu’on ne saurait dire.

Apercevait-il de loin quelque belle pièce, aussitôt il appelait Katel et lui disait :

« Vois-tu, là-bas, ce chapelet de grives ou de mésanges ? vois-tu ce grand lièvre roux, au troisième banc de la dernière rangée ? Va voir. »

Katel sortait ; il suivait avec intérêt la marche de la discussion ; et la vieille servante revenait-elle avec les mésanges, les grives ou le lièvre, il se disait : « Nous les avons ! »

Or, un matin, il se trouvait là, tout rêveur contre son habitude, bâillant dans ses mains et regardant avec indifférence. Rien n’excitait son envie : le mouvement, les allées et les venues de tout ce monde lui paraissaient quelque chose de monotone. Parfois il se dressait, et regardant la côte des Genêts tout au loin, il se disait : « Quel beau coup de soleil là-bas, sur le Meisenthâl ! »

Mille idées lui passaient par la tête : il entendait mugir le bétail, il voyait la petite Sûzel, en manches de chemise, le petit cuveau de sapin à la main, se glisser sous le hangar et entrer dans l’étable, Mopsel sur ses talons, et le vieil anabaptiste monter gravement la côte.

Ces souvenirs l’attendrissaient.

« Le mur du réservoir doit être sec maintenant, pensait-il ; bientôt il faudra poser le grillage. »

En ce moment, et comme il se perdait au milieu de ces réflexions, Katel entra :

« Monsieur, dit-elle, voici quelque chose que j’ai trouvé dans votre capote d’hiver. »

C’était un papier ; il le prit et l’ouvrit.

« Tiens ! tiens ! fit-il avec une sorte d’émotion, la recette des beignets ! Comment ai-je pu oublier cela depuis trois semaines ? Décidément je n’ai plus la tête à moi ! »

Et regardant la vieille servante :

« C’est une recette pour faire des beignets, mais des beignets délicieux ! s’écria-t-il comme attendri. Devine un peu, Katel, qui m’a donné cette recette ?

— La grande Frentzel du Bœuf-Rouge.

— Frentzel, allons donc ! Est-ce qu’elle est capable d’inventer quelque chose, et surtout des beignets pareils ? Non… c’est la petite Sûzel, la fille de l’anabaptiste.

— Oh ! dit Katel, cela ne m’étonne pas, cette petite est remplie de bonnes idées.

— Oui, elle est au-dessus de son âge. Tu vas me faire de ces beignets, Katel. Tu suivras la recette exactement, entends-tu, sans cela tout serait manqué.

— Soyez tranquille, Monsieur, soyez tranquille, je vais vous soigner cela.

  1. Polichinel allemand.