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L’AMI FRITZ.

— C’est moi qui donne, » faisait Hâan en ramassant les cartes.

Les verres cliquetaient, les canettes tintaient, et Fritz ne songeait pas plus alors au vallon de Meisenthâl qu’au Grand-Turc ; il croyait n’avoir jamais quitté Hunebourg.

A deux heures entra M. le professeur Speck, avec ses larges souliers carrés au bout de ses grandes jambes maigres, sa longue redingote marron et son nez tourné à la friandise. Il se découvrit d’un air solennel, et dit :

« J’ai l’honneur d’annoncer à la compagnie que les cigognes sont arrivées. »

Aussitôt les échos de la brasserie répétèrent dans tous les coins : « Les cigognes sont arrivées ! les cigognes sont arrivées ! »

Il se fit un grand tumulte ; chacun quittait sa chope à moitié vide, pour aller voir les cigognes. En moins d’une minute, il y avait plus de cent personnes, le nez en l’air, devant le Grand-Cerf.

Tout au haut de l’église, une cigogne, debout sur son échasse, ses ailes noire repliées au-dessus de sa queue blanche, le grand bec roux incliné d’un air mélancolique, faisait l’admiration de toute la ville. Le mâle tourbillonnait autour et cherchait à se poser sur la roue, où pendaient encore quelques brins de paille.

Le rebbe David venait aussi d’arriver, et regardant, son vieux chapeau penché sur la nuque, il s’écriait :

« Elles arrivent de Jérusalem !… Elle se sont reposées sur les pyramides d’Égypte… Elles ont traversé les mers. »

Tout le long de la rue, devant la halle, on ne voyait que des commères, de vieux papas et des enfants, le cou replié, dans une sorte d’extase. Quelques vieilles disaient en s’essuyant les yeux : « Nous les avons encore revues une fois. »

Kobus, en regardant tous ces braves gens, leurs mines attendries, et leurs attitudes émerveillées, pensait : « C’est drôle… comme il faut peu de chose pour amuser le monde. »

Et la figure émue du vieux rabbin surtout le mettait de bonne humeur.

« Eh bien, rebbe, eh bien, lui dit-il, ça te parait donc bien beau ? »

Alors l’autre, abaissant les yeux et le voyant rire, s’écria :

« Tu n’as donc pas d’entrailles ? Tu ne vois donc partout que des sujets de moquerie ? Tu ne sens donc rien ?

— Ne crie pas si haut, schaude, tout le monde noue regarde.

— Et s’il me plaît de crier haut ! S’il me plaît de te dire tes vérités ! s’il me plaît… »

Heureusement les cigognes, après un instant de repos, venaient de se remettre en route pour faire le tour de la ville, et prendre possession des nuages de Hunebourg ; et toute la place, transportée d’enthousiasme, poussait un cri d’admiration.

Les deux oiseaux, comme pour répondre à ce salut, tout en planant, faisaient claquer leur bec, et une troupe d’enfants les suivaient dans la rue des Capucins, criant : « Tra, ri, ro, l’été vient encore une fois ! You, you, l’été vient encore une fois. »

Kobus alors rentra dans la brasserie avec les autres ; et, jusqu’à sept heures, il ne fut plus question que du retour des cigognes, et de la protection qu’elles étendent sur les villes où elles nichent ; sans parler d’une foule d’autres services particuliers à Hunebourg, comme d’exterminer les crapaud, les couleuvres et les lézards, dont les vieux fossés seraient infestés sans elles, et non seulement les fossés, mais encore les deux rives de la Lauter, où l’on ne verrait que des reptiles, si ces oiseaux n’étaient pas envoyés du ciel pour détruire la vermine des champs.

David Sichel étant aussi entré, Fritz, pour se moquer de lui, se mit à soutenir que les Juifs avaient l’habitude de tuer les cigognes et de les manger à la Pâque avec l’agneau pascal, et que cette habitude avait causé jadis la grande plaie d’Égypte, où l’on voyait des grenouilles en si grand nombre, qu’elles entraient par les fenêtres, et qu’il vous en tombait même par les cheminées ; de sorte que les Pharaons ne trouvèrent d’autre moyen pour se débarrasser de ce fléau, que de chasser les fils d’Abraham du pays.

Cette explication exaspéra tellement le vieux rebbe, qu’il déclara que Kobus méritait d’être pendu.

Alors Fritz fut vengé de l’apologue de l’âne et des chardons ; de douces larmes coulèrent sur ses joues. Et ce qui mit le comble à son triomphe, c’est que le grand Frédéric Schoultz, Hâan et le professeur Speck s’écrièrent qu’il fallait rétablir la paix, que deux vieux amis comme David et Kobus ne pouvaient rester fâchés à propos des cigognes.

Ils proposèrent à Fritz de rétracter son explication, moyennant quoi David serait forcé de l’embrasser. Il y consentit ; alors David et lui s’embrassèrent avec attendrissement ; et le vieux rebbe pleurait, disant : « Que sans le défaut qu’il avait de rire à tort et à travers, Kobus serait le meilleur homme du monde. »

Je vous laisse à penser le bon sanf que se faisait l’ami Fritz de toute cette histoire. Il ne cessa d’en rire qu’à minuit, et même plus tard