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L’AMI FRITZ.

beurre dans la cuisine, le tablier blanc à bavette serré à la taille, agrafé sur la nuque, et remontant du bas de sa petite jupe de laine bleue à son joli menton rose. Des centaines de petites taches blanches mouchetaient ses bras dodus et ses joues ; il y en avait jusque dans ses cheveux, tant elle mettait d’ardeur à son ouvrage. C’est ainsi qu’elle entra tout animée, demandant : « Quoi donc, mon père ? »

Et Fritz, la voyant fraîche et souriante, ses grands yeux bleus écarquillés d’un air naïf, et sa petite bouche entr’ouverte laissant apercevoir de jolies dents blanches, Fritz ne put s’empêcher de faire la réflexion qu’elle était appétissante comme une assiette de fraises à la crème.

« Qu’est-ce qu’il y a, mon père ? fit-elle de sa petite voix gaie ; vous m’avez appelée ?

— Oui, voici M. Kobus qui trouve tes beignets si bons, qu’il voudrait bien en connaître la recette. »

Sûzel devint toute rouge de plaisir.

« Oh ! monsieur Kobus veut rire de moi.

— Non, Sûzel, ces beignets sont délicieux ; comment les as-tu faits, voyons ?

— Oh ! monsieur Kobus, ça n’est pas difficile ; j’ai mis… mais, si vous voulez, j’écrirai cela… vous pourriez oublier.

— Comment ! elle sait écrire, père Christel ?

— Elle tient tous les comptes de la ferme depuis deux ans, dit le vieil anabaptiste.

— Diable… diable… voyez-vous cela… mais c’est une vraie ménagère… Je n’oserai plus la tutoyer tout à l’heure… Eh bien, Sûzel, c’est convenu, tu écriras la recette. »

Alors Sûzel, heureuse comme une petite reine, rentra dans la cuisine, et Kobus alluma sa pipe en attendant le café.

Les travaux du réservoir se terminèrent le lendemain de ce jour, vers cinq heures. Il avait trente mètres de long sur vingt de large, un mur solide l’entourait ; mais avant de poser les grilles commandées au Kligenthal, il fallait attendre que la maçonnerie fût bien sèche.

Les ouvriers partirent donc la pioche et la pelle sur l’épaule ; et Fritz, le même soir pendant le souper, déclara qu’il retournerait le lendemain à Hunebourg. Cette décision attrista tout le monde.

« Vous allez partir au plus beau moment de l’année, dit l’anabaptiste. Encore deux ou trois jours et les noisettes auront leurs pompons, les sureaux et les lilas auront leurs grappes, tous les genêts de la côte seront fleuris, on ne trouvera que des violettes à l’ombre des haies.

— Et, dit la mère Orchel, Sûzel qui pensait vous servir de petits radis un de ces jours.

— Que voulez-vous, répondit Fritz, je ne demanderais pas mieux que de rester ; mais j’ai de l’argent à recevoir, des quittances à donner ; j’ai peut-être des lettres qui m’attendent. Et puis, dans une quinzaine, je reviendrai poser les grilles, alors je verrai tout ce que vous me dites.

— Enfin, puisqu’il le faut, dit le fermier, n’en parlons plus ; mais c’est fâcheux tout de même.

— Sans doute, Christel, je le regrette aussi. »

La petite Sûzel ne dit rien, mais elle paraissait toute triste, et ce soir-là Kobus, fumant comme d’habitude une pipe à sa fenêtre, avant de se coucher, ne l’entendit pas chanter de sa jolie voix de fauvette, en lavant la vaisselle. Le ciel, à droite vers Hunebourg, était rouge comme une braise, tandis que les coteaux en face, à l’autre bout de l’horizon, passaient des teintes d’azur au violet sombre, et finissaient par disparaître dans l’abîme.

La rivière, au fond de la vallée, fourmillait de poussière d’or ; et les saules, avec leurs longues feuilles pendantes, les joncs avec leurs flèches aiguës, les osiers et les trembles, papillotant à la brise, se dessinaient en larges hachures noires sur ce fond lumineux. Un oiseau des marais, quelque martin-pêcheur sans doute, jetait de seconde en seconde dans le silence son cri bizarre. Puis tout se tut, et Fritz se coucha.

Le lendemain, àhuit heures, il avait déjeuné, et debout, le bâton à la main devant la ferme avec le vieil anabaptiste et la mère Orchel, il allait partir.

« Mais où donc est Sùzel ? s’écria-t-il, je ne l’ai pas encore vue ce matin.

— Elle doit être à l’étable ou dans la cour, dit la fermière.

— Eh bien ! allez la chercher ; je ne puis quitter le Meisenthâl sans lui dire adieu. »

Orchel entra dans la maison, et quelques instants après Sûzel paraissait, toute rouge.

« Hé ! Sûzel, arrive donc, lui cria Kobus, il faut que je te remercie ; je suis très content de toi, tu m’as bien traité. Et pour te prouver ma satisfaction, tiens, voici un goulden, dont tu feras ce que tu voudras. »

Mais Sùzel, au lieu d’être joyeuse à ce cadeau, parut toute confuse.

« Merci, monsieur Kobus, » dit-elle.

Et comme Fritz insistait, disant :

« Prends donc cela, Sûzel, tu l’as bien gagné. »

Elle, détournant la tête, se prit à fondre en larmes.

« Qu’est-ce que cela signifie ? dit alors le père Christel ; pourquoi pleures-tu ?