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L’AMI FRITZ.

et les échelles. On y voyait aussi, contre la porte de la grange, une grande trouble à pêcher, et au-dessus, entre les poutres du hangar, pendaient des bottes de paille, où des nichées de pierrots avaient élu domicile. Le chien Mopsel, un petit chien de berger à poils gris de fer, grosse moustache et queue traînante, venait se frotter à la jambe de Fritz, qui lui passait la main sur la tête.

C’est ainsi qu’au milieu des éclats de rire et des joyeux propos qu’inspirait à tous l’arrivée de ce bon Kobus, ils entrèrent ensemble dans l’allée, puis dans la chambre commune de la ferme, une grande salle blanchie à la chaux, haute de huit à neuf pieds, et le plafond rayé de poutres brunes. Trois fenêtres, à vitres octogones, s’ouvraient sur la vallée ; une autre petite, derrière, prenait jour sur la côte ; le long des fenêtres s’étendait une longue table de hêtre, les jambes en X, avec un banc de chaque côté ; derrière la porte, à gauche, se dressait le fourneau de fonte en pyramide, et sur la table se trouvaient cinq ou six petits gobelets et la cruche de grès à fleurs bleues ; de vieilles images de saints, enluminées de vermillon et encadrées de noir, complétaient l’ameublement de cette pièce.

« Monsieur, dit Christel, vous dînerez ici, n’est-ce pas ?

— Cela va sans dire.

— Bon. Tu sais, Orchel, ce qu’aime M. Kobus ?

— Oui, sois tranquille ; nous avons justement fait la pâte ce matin,

— Alors, asseyons-nous. Êtes-vous fatigué, monsieur Kobus ? Voulez-vous changer de souliers, mettre mes sabots ?

— Vous plaisantez, Christel ; j’ai fait ces deux petites lieues sans m’en apercevoir.

— Allons, tant mieux. Mais tu ne dis rien à M. Kobus, Sûzel ?

— Que veux-tu que je lui dise ? Il voit bien que je suis là, et que nous avons tous du plaisir à le recevoir chez nous.

— Elle a raison, père Christel. Nous avons assez causé hier, nous deux ; elle m’a raconté tout ce qui se passe ici. Je suis content d’elle : c’est une bonne petite fille. Mais puisque nous y sommes, et que la mère Orchel nous apprête des noudels, savez-vous ce que nous allons faire en attendant ? Allons voir un peu les champs, le verger, le jardin ; il y a si longtemps que je n’étais sorti, que cette petite course n’a fait que me dégourdir les jambes.

— Avec plaisir, monsieur Kobus. Sûzel, tu peux aider ta mère ; nous reviendrons dans une heure. »

Alors Fritz et le père Christel sortirent, et comme ils reprenaient le chemin de la cour, Kobus, en passant, vit le reflet de la flamme au fond de la cuisine. La fermière pétrissait déjà la pâte sur l’évier.

« Dans une heure, monsieur Kobus, lui cria-t-elle.

— Oui, mère Orchel, oui, dans une heure. » Et ils sortirent.

« Nous avons beaucoup pressé de fruits cet hiver, dit Christel ; cela nous fait au moins dix mesures de cidre et vingt de poiré. C’est une boisson plus rafraîchissante que le vin, pendant les moissons.

— Et plus saine que la bière, ajouta Kobus. On n’a pas besoin de la fortifier, ni de l’étendre d’eau, c’est une boisson naturelle. »

Ils longeaient alors le mur de la distillerie ; Fritz jeta les yeux à l’intérieur par une lucarne.

« Et des pommes de terre, Christel, en avez-vous distillé ?

— Non, Monsieur, vous savez que l’année dernière elles n’ont pas donné ; il faut attendre une récolte abondante, pour que cela vaille la peine.

— C’est juste.

— Tiens, il me semble que vous avez plus de poules que l’année dernière, et de plus belles ?

— Ah ! ça, monsieur Kobus, ce sont des cochinchinoises. Depuis deux ans, il y en a beaucoup dans le pays ; j’en avais vu chez Daniel Stenger, à la ferme de Lauterbach, et j’ai voulu en avoir. C’est une espèce magnifique, mais il faudra voir si ces cochinchinoises sont bonnes pondeuses. »

Ils étaient devant la grille de la basse-cour, et des quantités de poules grandes et petites, des huppées et des pattues, un coq superbe à l’œil roux au milieu, se tenaient là dans l’ombre, regardant, écoutant et se peignant du bec. Quelques canards se trouvaient aussi dans le nombre.

« Sûzel ! Sûzel ! » cria le fermier.

La petite parut aussitôt.

« Quoi, mon père ?

— Mais ouvre donc aux poules, qu’elles prennent l’air et que les canards aillent à l’eau ; il sera temps de les enfermer quand il y aura de l’herbe, et qu’elles iront tout déterrer au jardin. »

Sûzel s’empressa d’ouvrir, et Christel se mit à descendre la prairie, Fritz derrière lui. A cent pas de la rivière, et comme le terrain devenait humide, l’anabaptiste fit halte, et dit :

« Voyez, monsieur Kobus, depuis dix ans cette pente ne produisait que des osiers et des flèches d’eau, il y avait à peine de quoi paître une vache ; eh bien ! cet hiver, nous nous sommes mis à niveler, et maintenant toute l’eau