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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

ques secondes il ne put articuler un mot ; il se mouchait, il étendait les mains, il ouvrait la bouche ; les arguments se présentaient en si grand nombre à son esprit, qu’il ne savait par où commencer ; il aurait voulu tout dire à la fois.

Mais enfin le calme descendit au fond de son âme, et d’une voix retentissante il s’écria : « Ô nobles habitants d’Oberbronn, êtres privilégiés de la nature, humbles et respectables campagnards, vous ne savez pas combien votre aspect me touche ; vous ne savez pas la gloire qui vous attend et les trésors que je vous apporte. »

À ce mot de trésors il se fit une profonde agitation dans la foule ; on s’attendait à le voir plonger la main dans un sac et jeter de l’argent par les fenêtres. Les plus éloignés se rapprochèrent bien vite, et Katel la boiteuse, qui se trouvait au premier rang, se mit à jeter des cris aigus ; la pauvre femme, voyant les autres passer, devant elle, crut qu’on voulait lui prendre sa part.

Cet empressement fit un sensible plaisir à l’illustre philosophe.

« Oui, mes amis, reprit-il d’un accent pathétique, je vous apporte des trésors de sagesse, des trésors de philosophie et de vertu ! »

Mais alors ce fut une déception générale.

« Que le diable t’emporte avec tes trésors de sagesse ! s’écria Ludwig Spengler ; tu m’as l’air d’en avoir plus besoin que nous. »

Mathéus, indigné, s’arrêta court, afin de foudroyer ce malhonnête par une apostrophe grandiose ; mais le petit meunier Tapihans s’approcha de la fenêtre, ôta son bonnet de coton et dit :

« Hé ! bonjour, Abraham ! que viens-tu donc faire ici ? Est-ce que tu veux nous rendre juifs ?

— Je ne m’appelle pas Abraham, s’écria l’illustre philosophe. Je suis Frantz Mathéus, docteur en médecine de la faculté de Strasbourg, membre correspondant de…

— Eh ! je te connais bien, interrompit le meunier d’un air moqueur, tu t’appelles Abraham Speizer, et, pas plus tard que l’an passé, tu m’as vendu un cheval borgne dont je ne peux plus me défaire… Et même, si je ne me trompe, tu dois être le rabbin de Marmoutier ! »

À peine eut-il lâché ces mots, qu’une grande rumeur s’éleva dans la foule :

« Tombons sur le rabbin ! — Assommons le rabbin. — Hue ! hue sur le juif !

— Mes enfants, Vous vous trompez, s’écriait le bonhomme, vos instincts animaux vous aveuglent, écoutez-moi !

Mais personne ne voulait entendre, les vieilles commères levaient leurs manches à balais, les hommes leurs triques, quelques-uns cherchaient des pierres ; et Mathéus, pâle, interdit, balbutiait des paroles inintelligibles.

Tout à coup, par une inspiration lumineuse, il tourna les talons et s’enfuit dans la cuisine.

Alors les cris et le tumulte redoublèrent au dehors ; dame Catherina elle-même en était épouvantée :

« Mon Dieu ! s’écria-t-elle, qu’avez-vous donc fait, monsieur le docteur ?

— Rien, ma chère dame… rien ! bégayait le bonhomme ; c’est le meunier… c’est…

— Tapihans ?… Ah ! le misérable ! le misérable ! il veut nous séparer, il soulève le village contre nous I Mais sauvez-vous ! s’écria-t-elle en lui fourrant une andouille dans la poche, sauvez-vous… nous nous reverrons… vous reviendrez une autre fois ! »

L’illustre philosophe n’avait pas besoin de ce conseil, il traversait déjà la cour en balbutiant :

« Oui ! oui ! nous nous reverrons dans les sphères supérieures ! »

Puis il s’élança dans l’écurie par la porte de derrière, et vit son disciple qui bouclait les sangles du cheval.

Coucou Peter avait observé la scène par une lucarne qui donnait sur la place, et prévoyant l’issue des prédications, il venait de seller Bruno.

« Eh ! eh ! maître Frantz, dit-il, vous arrivez bien, j’allais partir sans vous. Il paraît que notre pérégrination des âmes ne prend pas dans ce village !

— Sauvons-nous ! dit Mathéus, qui ne savait plus où donner de la tête.

— Oui, je crois que c’est le plus simple ; ces gueux de paysans ne sont pas à notre hauteur ; montez en croupe, car notre affaire se gâte. »

En même temps il se mit à cheval, et l’illustre docteur grimpa derrière lui avec une dextérité merveilleuse.

Aussitôt Coucou Peter fit sauter la barre, ouvrit la porte et se rua sur la place comme un perdu.

Des clameurs terribles s’élevèrent autour d’eux et Mathéus reçut aussitôt trois coups de trique épouvantables. À chaque coup son disciple criait :

« Aïe ! aïe ! encore une leçon psychologique ! »

Mais l’illustre philosophe ne disait plus rien ; il fermait les yeux et se tenait avec tant de force, que le ménétrier pouvait à peine respirer.

Dame Catherina, debout sur le seuil, ses