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LA VOLEUSE D’ENFANTS.

— Pardon, colonel… c’est que… en bas…

— Oui… une femme vient d’être assassinée… les assassins sont là. »

Le wachtmann franchit alors les dernières marches, et, la lanterne haute,il éclaira le réduit : c’était une soupente de six pieds au plus, aboutissant à la porte de la chambre dans laquelle les femmes s’étaient réfugiées ; une échelle montant au grenier, à gauche, en resserrait encore l’espace.

La pâleur du comte étonna Sélig ; cependant il n’osait l’interroger, lorsque celui-ci lui demanda :

« Qui demeure ici ?

— Ce sont deux femmes, la mère et la fille ; on les appelle, dans le quartier des Halles, les deux Jôsel. La mère vend de la viande au marché, la fille fait de la charcuterie. »

Le comte, se rappelant alors les paroles de Christine prononcées dans le délire : « Pauvre enfant, ils l’ont tuée ! » fut pris de vertige, une sueur de mort couvrit sa face.

Par le plus affreux hasard, il découvrit au même instant, derrière l’escalier, une petite tunique à carreaux bleus et rouges, de petits souliers, une sorte de toque à pompon noir, jetés là dans l’ombre. Il frémit, mais une puissance invincible le poussait à voir, à contempler de ses propres yeux ; il s’approcha donc, frissonnant des pieds à la tête, et souleva ces petites hardes d’une main tremblante : c’étaient celles de son enfant !

Quelques gouttes de sang tachèrent ses doigts.

Dieu sait ce qui se passa dans le cœur du comte ! Longtemps adossé au mur, l’œil fixe, les bras pendants, la bouche entr’ouverte, il resta comme foudroyé. Mais soudain il s’élança contre la porte, avec un rugissement de fureur qui épouvanta le wachtmann ; rien n’aurait pu résister à un tel choc ! On entendit s’écrouler dans la chambre les meubles que les deux femmes avaient amoncelés pour barricader l’entrée. La masure en trembla jusque dans ses fondements. Le comte disparut dans l’ombre ; puis des hurlements, des cris sauvages, des imprécations, de rauques clameurs s’entendirent au milieu des ténèbres !

Cela n’avait rien d’humain ; on aurait dit un combat de bêtes féroces se déchirant au fond de leur caverne !

La rue se remplissait de monde. Les voisins pénétraient de toutes parts dans le bouge, criant : « Qu’y a-t-il ? on s’égorge donc ici ? »

Tout à coup le silence se rétablit, et le comte, criblé de coups de couteau, l’uniforme en pièces, rentra dans la soupente, l’épée rouge de sang jusqu’à la garde ; ses moustaches aussi étaient sanglantes, et les assistants durent penser que cet homme venait de se battre à la manière des tigres.

. . . . . . . . . . . . . . .

Que vous dirai-je encore ?

Le colonel Diderich guérit de ses blessures et quitta Mayence.

Les autorités de la ville jugèrent utile d’épargner aux parents des victimes ces abominables révélations ; je les tiens du wachtmann Sélig lui-même, devenu vieux et retiré dans son village, près de Sarrebrück ; seul il en connaissait les détails, ayant assisté, comme témoin, à l’instruction secrète de cette affaire, devant le tribunal criminel de Mayence.

Ôtez le sens moral à l’homme, et son intelligence, dont il est si fier, ne pourra le préserver des plus horribles passions.


FIN DE LA VOLEUSE D'ENFANTS