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LA VOLEUSE D’ENFANTS.

yeux errants autour d’elle comme au milieu d’un rêve.

Les servantes du voisinage, au lieu de s’attarder en causant comme d’habitude autour de la fontaine, se dépêchaient de remplir leur cruche et de regagner la demeure de leur maître.

La pauvre folle seule restait là, immobile sous la pluie glaciale que tamisaient les brouillards du Rhin. Et les hautes maisons d’alentour, avec leurs pignons aigus, leurs fenêtres grillées, leurs lucarnes innombrables, s’enveloppaient lentement de ténèbres.

La chapelle de l’Évêché sonnait alors sept heures, Christine ne bougeait pas et bêlait en grelottant : « Deubche !… Deubche !… »

Mais à l’instant où les pâles lueurs du crépuscule s’étendirent à la cime des toits avant de disparaître, tout à coup elle tressaillit des pieds à la tête, allongea le cou, et sa face inerte, impassible depuis deux ans, prit une telle expression d’intelligence, que la servante du conseiller Trumf, qui tendait justement sa cruche au goulot, se détourna, saisie de stupeur, pour observer ce geste de la folle.

Au même instant, à l’autre bout de la place, le long des trottoirs, passait une femme, la tête basse, tenant entre ses bras, dans une pièce de toile, quelque chose qui se débattait.

Cette femme, vue à travers la pluie, avait un aspect saisissant ; elle courait comme une voleuse qui vient d’accomplir son coup, traînant derrière elle, dans la boue, ses guenilles fangeuses, et côtoyant les ombres.

Christine Evig avait étendu sa grande main sèche, et ses lèvres s’agitaient balbutiant d’étranges paroles ; mais soudain un cri perçant s’échappa de sa poitrine :

« C’est elle ! »

Et, bondissant à travers la place, en moins d’une minute elle atteignit l’angle de la rue des Vieilles-Ferrailles, où la femme venait de disparaître.

Mais là, Christine s’arrêta haletante ; l’étrangère s’était perdue dans les ténèbres du cloaque, et, tout au loin, l’on n’entendait que le bruit monotone de l’eau tombant des gouttières.

Que venait-il de se passer dans l’âme de la folle ? S’était-elle souvenue ? Avait-elle eu quelque vision, un de ces éclairs de l’âme, qui vous dévoilent en une seconde les abîmes du passé ? Je l’ignore.

Toujours est-il qu’elle venait de recouvrer la raison.

Sans perdre une minute à poursuivre l’apparition de tout à l’heure, la malheureuse remonta la rue des Trois-Bateaux comme emportée par le vertige, tourna le coin de la place Gutenberg, et s’élança dans le vestibule du prévôt Kasper Schwartz en criant d’une voix sifflante :

« Monsieur le prévôt, les voleurs d’enfants sont découverts… Ah ! bien vite… écouTez… écoutez !… »

M. le prévôt venait de terminer son repas du soir. C’était un homme grave, méthodique, aimant à bien digérer après avoir soupé sans trouble ; aussi la vue de ce fantôme l’impressionna vivement, et, déposant sa tasse de thé qu’il portait justement à ses lèvres :

« Mon Dieu ! s’écria-t-il, n’aurai-je donc pas une minute de repos dans la journée ? Est-il possible de trouver un homme plus malheureux que moi ? Que me veut cette folle, maintenant ? Pourquoi l’a-t-on laissée entrer ici ? »

À ces mots, Christine, reprenant son calme, répondit d’un air suppliant :

« Ah ! Monsieur le prévôt, vous demandez s’il existe un être plus malheureux que vous… mais regardez-moi… regardez-moi donc !… »

Et sa voix avait des sanglots ; ses doigts crispés écartaient ses longs cheveux gris de sa face pâle : elle était effrayante.

« Folle ! oui, mon Dieu, je l’ai été… Le Seigneur, dans sa pitié, m’avait voilé mon malheur… mais je ne le suis plus… Oh ! ce que j’ai vu… Cette femme emportant un enfant… car c’était un enfant… j’en suis sûre…

— Eh bien ! allez au diable, avec votre femme et votre enfant… allez au diable ! s’écria le prévôt. Voyez la malheureuse qui traîne ses guenilles sur le parquet. Hans !… Hans !… viendras-tu mettre cette femme à la porte ? — Au diable la place de prévôt !… Elle ne m’attire que des désagréments. »

Le domestique parut, et M. Kasper Schwartz, lui montrant Christine :

« Conduis-la dehors, dit-il. Décidément, il faut que demain je rédige une demande en forme, pour débarrasser la ville de cette malheureuse. Nous avons des maisons de fous, grâce au ciel !  »

Alors la folle se prit à rire d’une façon lugubre, pendant que le domestique, rempli de pitié, la prenait par le bras et lui disait avec douceur :

« Allons… Christine… Allons… sortez ! »

Elle était retombée dans sa folie et murmurait :

« Deubche !… Deubche !… »


II

Tandis que ces choses se passaient chez le