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LE TRÉSOR DU VIEUX SEIGNEUR.

« — Ah ! ah ! fis-je, il parait que vous savez…? »

« Mon cœur battait avec force.

« — Oui, je t’ai deviné… Je t’attendais !

« — Vous m'attendiez ? »

« — Mais, sans me répondre, il reprit :

« — De quel droit prétends-tu quelque chose ici ?

« — Et vous donc, père Zulpick ? — S’il y a un trésor, pourquoi serait-il à vous plutôt qu’à moi ?

« — Moi, c’est différent, bien différent, dit-il, voilà cinquante ans que je cherche mon bien. »

«  Et se posant la main sur la poitrine d’un air convaincu :

« — Ce trésor est à moi… Je l’ai acquis au prix du sang… et voilà huit siècles que j’en suis privé. »

«  Je crus alors qu’il était fou ; mais lui, devinant ma pensée, dit :

« — Je ne suis pas fou !… Montre-moi mon bien, puisque la pensée d’en haut t’éclaire, et je t’en ferai bonne part. »

« Nous étions au pied de la tour de Rodolphe, et le vieux cordier avait essayé d’en détacher une pierre. D’autres blocs, en grand nombre, étaient déjà entassés tout près de là.

« — Il ne sait pas la place, me dis-je ; le trésor n’est pas ici, j’en suis sûr. Il doit être dans la tour de Gontran l’Avare. »

« Et, sans répondre à sa question, je lui dis :

« — Bon courage, père Zulpick, nous recauserons de cela plus tard. »

« Et je repris le sentier qui monte à la terrasse. Tout en courant, je me pris à songer qu’on ne pouvait entrer dans la tour de Gontran que par la cave qu’habitait Zulpick, et, me retournant, je lui criai :

« — Nous recauserons de cela demain.

« — C’est bon ! » fit-il d’une voix forte.

« Il me suivait à longue distance, la tête inclinée d’un air abattu.

« Quelques instants après, j’étais dans ma chambre, et je me couchai avec un sentiment d’espoir et de courage que je n’avais pas éprouvé depuis longtemps.

« Cette nuit-là, mon rêve, qui pâlissait de jour en jour, reparut avec une grandeur imposante ; ce n’était plus seulement le chevalier étendu sur la croix de bronze que je vis, c’était toute une histoire étrange et colossale qui se déroulait lentement sous mes yeux : — L’antique cathédrale de Saint-Étienne sonnait ; ses lourdes pierres rouges, ses arceaux, ses voûtes et ses flèches en tremblaient jusque sur leurs fondements de granit. Une foule immense, toute vêtue de drap d’or et de pierreries, des prêtres et des seigneurs se pressaient sur la plate-forme de Vieux-Brisach, mais non pas le Brisach d’aujourd’hui, avec ses décombres, ses ruines et ses chaumières : le Brisach couvert de hauts édifices entassés jusqu’aux nues. Entre chaque embrasure de ses larges créneaux se tenait debout un homme d’armes, les yeux tournés vers la plaine bleuâtre, et tout le long de la rampe descendaient, jusqu’au bord du Rhin, une file de piques luisantes, de hallebardes, de pertuisanes, renvoyant au ciel leurs éclairs comme des miroirs. Et les chevaux piétinaient dans la rampe profonde, sous les portes sombres. Des rumeurs immenses s’élevaient de la plaine. Tout à coup, transporté sur une tour, je vis au loin, bien loin, s’avancer sur le fleuve un long bateau tout couvert d’un voile noir, avec une grande croix blanche au milieu. Chaque coup de glas funèbre retentissait d’une tour à l’autre et se prolongeait en échos jusqu’au fond des remparts. Je compris qu’un grand personnage, un prince, un empereur venait de mourir, et, comme tout le monde s’agenouillait, je voulus m’agenouiller aussi, mais subitement tout disparut. — Je m’étais sans doute retourné dans mon lit. Un silence de mort succédait au tumulte.

« Alors, je me revis dans mon caveau, regardant par une meurtrière ; en face, étaient le pont-levis, la tour de Rodolphe, et sur le pont une sentinelle, et je me dis : « Tu ne t’es pas trompé, Nicklausse, voici bien la tour de Gontran l’Avare et le vieux duc est là. » Et me retournant, je vis le cercueil et le vieux duc ; ce n’était pas un squelette, c’était un mort revêtu d’un manteau bleu semé d’étoiles et d’aigles à deux têtes brodées en argent. Je m’approchai… je regardai les ornements avec extase : le manteau, l’épée, la couronne et la grande coupe scintillaient à la lumière d’une étoile qui clignotait dans l’embrasure de la meurtrière. Comme je rêvais au bonheur de posséder ces richesses, le vieux duc ouvrit les yeux lentement et me regarda d’un air grave.

« —C’est vous, Nicklausse, me dit-il, sans qu’un muscle de sa longue figure tressaillit. Il y a bien longtemps qu’on m’oublie dans ce caveau ; soyez le bienvenu, asseyez-vous là sur le bord de mon cercueil, il est lourd et ne tombera pas. »

« Il me tendait la main, je ne pus refuser de la prendre.

«—Dieu du ciel, que la main des morts est froide ! » me dis-je en frissonnant.

« Et dans le même instant je m’éveillai : je tenais mon chandelier sur la table de nuit, et c’est le froid de ce chandelier qui m’avait