Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/264

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
12
LE TRÉSOR DU.VIEUX SEIGNEUR.

« Un soir de janvier, je remontais ainsi fort triste ; comme il était tombé beaucoup de neige, ma charrette ne faisait pas de bruit. J’arrive à mi-côte et je m’arrête, les coudes sur le petit mur, à ma place habituelle, pour regarder la tour de Gontran. Le temps était redevenu clair ; au-dessous de moi le village dormait, les arbres couverts de givre et de neige scintillaient à la lune. Longtemps je regardai les toits blancs, les petites cours noires avec leurs pioches, leurs pelles, leurs herses, leurs charrues, leurs bottes de paille pendues aux hangars, leurs lucarnes où la neige s’était amoncelée. Pas un bruit ne montait, pas un soupir, et je me disais : Ils dorment… ils n’ont pas besoin de trésor !… Mon Dieu, qu’est-ce que c’est que de nous ? Est-ce qu’on a besoin d’être riche ? Est-ce que les riches ne meurent pas comme les pauvres ? Est-ce que les pauvres ne peuvent pas vivre, aimer leur femme, leurs enfants, se réchauffer au soleil quand il fait chaud, et au coin du feu quand il fait froid, comme les riches ? Ont-ils besoin de boire du bon vin tous les jours pour être heureux ?… Et quand tous se sont traînés quelques jours sur la terre, à voir le ciel, les étoiles, la lune, le fleuve bleu, la verdure des champs et des bois ; à cueillir quelques fruits le long des buissons, à presser leurs grappes de raisin, à dire à celle qu’ils aiment : « Tu es la plus belle, la plus douce, la plus tendre des femmes… Je t’aimerai toujours !… » et à faire sauter leurs petits enfants dans leurs mains, à les embrasser, à rire de leurs gazouillements ; quand ils ont fait tout cela, — les choses qui sont le bonheur, le pauvre bonheur de ce bas monde, — eh bien ! est-ce que tous ne descendent pas les uns après les autres, en robe blanche ou en guenilles, en chapeau à plumes ou en cheveux, dans la même caverne sombre d’où l’on ne revient jamais, et où l’on ne sait pas ce qui se passe ? Faut-il donc des trésors, Nicklausse, pour tout cela ? Réfléchis et calme ton âme. Retourne à ton village, cultive ton petit champ, le champ de ta grand’mère ; épouse Grédel, Christine ou Lotchen ; une grosse fille réjouie, si tu veux ; une maigre un peu mélancolique si ça te fait plaisir… Seigneur Dieu ! il n’en manque pas ! Suis l’exemple de ton père et de ton grand-père ; assiste à la messe, écoute M. le curé, et, quand il faudra prendre le chemin qu’ont suivi les autres, on te bénira, et dans cent ans d’ici tu seras un ancien, un de ces braves gens dont on déterre les os avec respect et dont on dit : « Ah ! dans ce temps-là, c’étaient de braves gens… Aujourd’hui on ne voit plus que des gueux ! »

« Ainsi rêvais-je penché sur le mur, admirant le silence du village, des étoiles, de la lune et des ruines, et portant le deuil de mon trésor que je ne pouvais avoir.

« Mais comme j’étais là depuis quelques minutes, tout à coup, en face de moi, à cent mètres au-dessus, sur la plate-forme, quelque chose remua, puis une tête s’avança lentement, étendit un regard sur le fleuve, sur la jetée, puis le long de la rampe.

« Je m’étais baissé ; ma charrette, près du mur, disparaissait derrière la courbe.

« C’était Zulpick : il avait la tête nue, et comme la lune brillait de tout son éclat, malgré la distance, je vis que le vieux cordier était animé de quelque pensée étrange : ses joues blafardes étaient tirées, ses grands yeux couverts de sourcils blancs étincelaient ; pourtant il paraissait calme. Après avoir longtemps regardé, il se couvrit de son vieux bonnet de martre, — il s’était découvert pour épier, — puis je le vis descendre le sentier rapide qui longe la tour de Rodolphe, et bientôt se perdre dans les bastions.

« Qu’allait-il faire au milieu des décombres à cette heure ? Tout de suite l’idée me vint qu’il allait chercher le trésor ; et moi, tout à l’heure si calme, je sentis un flot de sang me colorer la face ; je passai la bretelle à mon épaule et me mis à courir de toutes mes forces ; les roues, sur la neige, ne faisaient pas le moindre bruit. En quelques minutes, je fus sous le hangar du Schlossgarten ; je saisis une pioche et revins , toujours en courant, suivre le vieux cordier à la piste. Au bout d’un quart d’heure, j’étais dans le fossé, emboîtant ses pas dans la neige. Je courais si vite que tout à coup, au détour d’un amas de décombres, je me vis nez à nez avec Zulpick, qui tenait un énorme levier, et me regarda face à face en pressant sa grosse barre de fer à deux mains. Il ne bougeait pas plus qu’une statue et avait dans son attitude quelque chose de fier qui m’étonna.— On l’aurait pris pour un vieux chevalier. — Moi, je soufflais, j’étais surpris ; pourtant bientôt je revins à moi et lui dis :

« — Bonsoir, Monsieur Zulpick ; comment ça va-t-il ce soir ? Il fait un peu frais. »

« En même temps, la vieille cathédrale Saint-Étienne sonnait minuit, et chaque coup de son timbre, grave et solennel, retentissait dans le bastion. Au dernier coup, Zulpick, qui ne riait pas, me dit :

« — Que viens-tu faire ici ?

« — Hé ! lui répondis-je embarrassé, je viens faire ce que vous faites. »

« Alors lui, d’un ton grave, s’écria :

« — Quel est ton droit de prétendre au trésor de Gontran l’Avare ? — Parle.