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MAITRE DANIEL ROCK.

lage, hommes, femmes, enfants, poussaient des cris sauvages, des malédictions… Les gendarmes avaient tiré leur sabre et criaient :

« Gare ! »

La voiture, dans les ornières sablonneuses, se penchait, cahotant. Les chevaux hennissaient.

Fuldrade, immobile au coin de la maison déserte, regardait ce spectacle d’un œil calme.

« Je vous attends ! » cria-t-elle.

Et sa voix perçante, comme celle d’un aigle, domina le tumulte. La main du vieux forgeron se leva comme pour saluer.

La foule s’engouffra dans la ruelle tortueuse des Trois-Fontaines ; les éclairs des torches illuminaient les cheminées au-dessus des sombres masures, glissant de proche en proche, jusqu’à l’autre bout du village.

Les cris s’éloignaient… Un silence profond succéda peu à peu à tout ce bruit… et Fuldrade, murmurant des paroles confuses, rentra dans le sentier des ruines.

Bien des fois, avant d’atteindre le sommet de la côte, elle se retourna, regardant au loin les torches éclairer le feuillage de la forêt du bois de hêtres.

Autour d’elle tout était sombre ; ses chèvres elles-mêmes marchaient doucement et semblaient douter de leur route.

À minuit, la diseuse de légendes rentrait dans son vieux donjon. Daniel Rock et ses fils étaient alors dans la forteresse de Phalsbourg.


XVII


Contre toutes les prévisions des médecins, M. Horace revint de son coup de marteau. Il avait perdu beaucoup de sang par le nez ; cette circonstance le sauva.

Au bout de trois semaines, on le vit reparaître, un bâton à la main, dans la rue de Felsenbourg, regardant les montagnes d’un œil encore terne, mais avec une satisfaction réelle.

Quant à Fragonard, sa joue avait passé successivement par toutes les nuances du prisme, puis tout était rentré dans l’ordre, sauf l’oreille, qu’il avait été impossible de retrouver après la bataille, et par conséquent de recoudre.

Dans l’intervalle, les petites dames, désillusionnées d’un tel pays, avaient déployé leurs ailes gracieuses vers Baden, et M. Anatole avait eu le courage de ne pas les suivre. Tout était donc pour le mieux !

Les études du chemin de fer se poursuivirent avec une nouvelle ardeur, et M. Horace ne tarda point lui-même à reprendre le mètre et le niveau d’eau.

Ce petit homme, doué, dans son genre, d’une énergie aussi grande que celle de maître Roch, ne voulait pas laisser à d’autres la gloire de poursuivre l’entreprise.

Or, à la fin du mois de septembre commencèrent les expropriations : on s’aperçut alors que maître Elias Bloum avait triplé sa fortune déjà considérable. Le vieux renard vendit au quadruple, non seulement les terres basses qu’il avait achetées à Bénédun au fond de la vallée, mais encore une grande quantité d’autres, dont il s’était assuré d’avance, de Sarrebourg à Saverne, sur un parcours de plus de six lieues…

Ce fut un beau coup de théâtre, lorsqu’on apprit que maître Élias Bloum était millionnaire. On le regardait passer sur son petit âne avec vénération ; on lui tirait le chapeau jusqu’à terre, on l’appelait « monsieur Élias » gros comme le bras ; plusieurs s’étonnaient même qu’il ne fût pas décoré ! Et lui, toujours simple et modeste, revêtu de sa vieille casaque graisseuse, le nez et le menton en carnaval, souriait avec finesse. Souvent monsieur Zacharias Piper, en cravate blanche, accourait lui faire de grands saluts ; il se contentait alors de cligner de l’œil et de dire d’un accent nasillard :

« Hé ! hé ! votre humble serviteur, monsieur le maire… J’ai causé de vous l’autre jour avec monsieur le sous-préfet.

— Ah ! monsieur Élias, quelle reconnaissance !

— Oui… vous pouvez compter sur ma protection ! »

Peu s’en fallait qu’il ne lui donnât sa main à baiser : ainsi vont les choses de ce monde.

À l’époque de l’adjudication des grands travaux, ce fut Élias qui se présenta le premier sur ce terrain, et qui se rendit adjudicataire des plus beaux lots : ponts, aqueducs, conduits, souterrains ; il happait tout, il s’entendait à tout… il avait le nez plus fin, l’œil plus vif, l’esprit plus entreprenant que tous les autres ; ses concurrents s’en indignaient, mais que voulez-vous ? l’âme d’Abraham, d’Isaac et de Jacob habitait en lui… Le Seigneur aimait sa famille : c’est à l’un de ses grands-pères qu’il avait conseillé d’enlever les vases d’or de Pharaon pour se dédommager des oignons d’Égypte ; c’est l’un des siens qui jadis avait : inventé la lettre de change, pour échapper à la confiscation de Philippe le Bel, enfin c’est à lui-même que le Dieu puissant avait dit :

« Tu seras marchand de bric-à-brac, de rubans, de savonnettes à barbe, de chapelets,