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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

turellement peu délicate ; de plus, il est attaqué d’un ver rongeur ; son teint pâle, ses pommettes saillantes, ses yeux vifs sont de mauvais signes. »

Après ces observations, il but un verre de wolxheim qui lui parut délicieux.

« Hé ! tu n’es pas encore marié, Tapihans ? » s’écria Coucou Peter entre deux bouchées.

Le petit homme ne répondit pas, seulement ses lèvres se pincèrent davantage.

« Encore un morceau de boudin, monsieur le docteur, dit la veuve avec un tendre regard, encore un morceau.

— Vous êtes bien bonne, ma chère dame, » répondit l’illustre philosophe, visiblement ému des attentions délicates et des prévenances de cette excellente créature.

En effet, dame Catherina remplissait son verre, elle le flattait du regard, et de temps en temps, lui posant la main sur le genou, s’inclinait vers lui pour lui dire à voix basse :

« Ah ! docteur Frantz… que je suis donc heureuse de vous connaître ! »

À quoi le bonhomme répondait :

« Et moi donc, ma chère dame ! croyez que je suis bien sensible à votre hospitalité cordiale ; vraiment vous êtes bonne, et si je puis contribuer à votre perfectionnement, ce sera de grand cœur. »

Ces petites conversations à part faisaient blêmir Tapihans ; à la fin il quitta sa place et fut s’asseoir dans un coin de la salle près du fourneau ; il frappa sur la table en criant d’une voix grêle :

« Une chopine !

— Soffayel, va chercher une chopine de vin à cet homme, dit la veuve avec indifférence.

— À cet homme ! répéta le meunier ; est-ce de moi qu’on parle, mère Windling ? À cet homme ! Hier vous m’appeliez Tapihans ; est-ce que vous ne me connaissez plus, par hasard ?

— Je t’appellerai Tapihans tant que tu voudras, répondit brusquement dame Catherina, mais laisse-moi tranquille. »

Tapihans ne dit plus rien ; il but coup sur coup trois chopines ; en frappant sur la table il criait :

« Encore une, encore une, et vite !

— Dis donc, vieux, reprit Coucou Peter en élevant la voix, décidément tu n’es pas encore marié ?

— Que veux-tu, Coucou Peter, répondit le meunier avec un sourire amer, nous ne pouvons pas courir le pays, comme des va-nu-pieds qui n’ont rien à manger chez eux ; il faut soigner notre bien, surveiller notre avoir, labourer nos terres, rentrer nos récoltes ; il faut trouver une femme chez nous ; mais les femmes aiment beaucoup mieux se jeter a la tête du premier vagabond qui passe, des gens qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam, ou que l’on connaît trop bien ; des individus qui se remplissent la panse aux dépens du pauvre monde, et qui soufflent dans une clarinette pour payer leur écot. Tu comprends ça, mon ami Coucou Peter. Nous sommes bien à plaindre, mais nous avons la consolation de pouvoir dire : « Voici mon pré ! voilà mon moulin ! voilà ma vigne ! »

Coucou Peter, d’abord interloqué, reprit bientôt son aplomb ordinaire et répondit :

« Des prés, des moulins, des vignes ! c’est bon, Tapihans, c’est très-bon ; mais ce n’est pas tout, il faut encore une figure présentable ; on épouse des figures, on les aime grasses, fraîches, vermeilles ; quelque chose dans mon genre, fit-il en se caressant les joues et en roulant de gros yeux moqueurs. Que diable, on n’a pas toujours des moulins devant le nez !

— Ah ! ah ! ah ! gros farceur, dit la mère Windling en lui frappant sur l’épaule, tu me fais rire ! »

En ce moment Mathéus, qui venait de terminer son repas, but encore un verre de wolxheim à petites gorgées, puis il s’essuya la bouche et se tourna vers Tapihans.

« Mon ami, lui dit-il, faites bien attention à ce que je vous dis : ce ne sont pas les prés, les jardins, les maisons qu’il faut considérer lorsqu’on se marie, ce sont les races, c’est-à-dire les familles carnivores, frugivores, herbivores, granivores, insectivores, omnivores ou autres, qu’il serait trop long de mentionner ici, mais dont il faut cependant tenir compte dans l’usage de la vie. Voyez : les pigeons ne s’accouplent pas avec les buses, les renards avec les chats, les chèvres avec les oiseaux ; eh bien ! il doit en être de même pour les hommes, car si vous considérez la chose au point de vue psychologico-anthropo-zoologique, le seul vrai parce qu’il est le seul universel, vous reconnaîtrez qu’il y a autant d’espèces d’hommes que d’espèces animales ; c’est tout simple : nous venons tous d’un animal, ainsi que je le démontre au chapitre vingt-troisième du huitième volume de ma Palingénésie ; lisez cet ouvrage et vous en serez convaincu. Or donc, il faut allier les races avec une judicieuse attention ; c’est même la mission spéciale de l’humanité, laquelle est le rendez-vous général, la fusion de tous les types, soumis à une force nouvelle que je nomme volonté. Procédons toujours par analogie : la race des chevrettes et celle des lièvres, par exemple, peuvent former un heureux mélange, tandis que la race des loups et celle des moutons ne peuvent