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MAITRE DANIEL ROCK.

Frantz Bénédum resta quelques instants comme abasourdi, puis se levant :

« C’est beau, Daniel, ce que tu viens de dire, fit-il, oui… c’est beau ! Malheureusement, bien peu de gens comprendront ça.

— Hé ! que m’importent les gens… et surtout les gens qui ne comprennent rien en dehors des écus ?… Je sens ce que je sens… je fais ce que je dois… le reste m’est égal. Tu n’as vendu que de misérables prairies, mais moi, j’aurais vendu le dernier souvenir des margraves de Felsenbourg, nos maîtres !

— Enfin, Daniel, ce qui est fait est fait… J’ai l’argent… J’ai la dot de Thérèse… et je te l’offre avec plaisir… Tu me rembourseras quand tu pourras… Il ne manque plus que ton consentement pour rendre mon garçon heureux, et j’ose dire aussi ta fille. »

Alors le vieux forgeron, attendri, pressa de nouveau la main de son camarade d’enfance.

« Et je le donne, mon consentement, murmurat-il. Oui, ton fils est un brave garçon ; je lui confie le bonheur de Thérèse… On me donnerait à choisir entre mille gendres, que je n’en voudrais pas d’autre… Seulement, Frantz, tu ne me reparleras jamais plus des ruines… tu ne me reprocheras jamais d’avoir refusé les six mille livres d’Élias ?

— Moi ! te faire un reproche, Daniel ; est-ce que tu n’es pas le maître de ton bien ?

— À la bonne heure ! — Appelons les enfants. »

En ce moment, les chevaux étaient ferrés. Ludwig, en faction sur l’escalier extérieur, tremblait d’impatience, et Thérèse, dans la cuisine, écoutait… pâlissant et rougissant tour à tour. Elle connaissait son père : ses éclats de voix l’épouvantaient.

Les deux vieillards se levèrent.

« Ludwig !… » cria le meunier.

Maître Daniel était allé prendre sa fille :

« Arrive ici, Thérèse, arrive… Est-ce que tu veux de ce mauvais gueux-là pour mari ? »

Ludwig et Thérèse tombèrent dans les bras l’un de l’autre, fondant en larmes.

Les deux vieux, non moins émus, souriaient en s’essuyant les yeux. Christian et Kasper regardaient d’un œil mélancolique, pensant peut-être : « Quand donc arrivera notre tour ? »

Aussi le père Rock, devinant sans doute leur pensée, s’écria :

« Allons, garçons, ôtez votre tablier… On ne travaille plus aujourd’hui… Frantz, va chercher Catherine… Nous souperons ensemble… Il faut que toute la famille soit réunie ! »


IV


La nouvelle du mariage de Ludwig et de Thérèse se répandit en un clin d’œil dans tout le village.

« Avez-vous vu passer Catherine ? se criaient les commères d’une porte à l’autre.

— Eh ! oui, elle allait chez le père Rock.

— Alors, c’est une affaire arrangée… On se marie.

— Mon Dieu, oui, Margrédel, encore un beau mariage… Vont-ils s’en donner !

— Chacun son tour, Katel, chacun son tour… Ah ! quand je pense âmes noces… on n’en fait plus de noces pareilles. Il y avait plus de trente personnes, six jambons, quinze livres de bœuf, huit livres de veau, une tonne de vin d’Alsace de quatre mesures ; sans parler des œufs, du fromage, des galettes, ni du gros Pfifer-Karl, qui jouait de la clarinette en revenant de l’église. — Voilà des noces !

— Et les miennes donc, Margrédel ! À mes noces, le maître d’école Bischof était tellement gris le soir, qu’il prit la fenêtre du jardin pour la porte, et tomba le nez dans les choux… Il fallut le ramasser et le reconduire à sa maison comme un véritable enfant… Et le sacristain Freylig attrapa une indigestion qui lui dura quinze jours ! C’est pour vous dire qu’à mes noces, chacun mangeait et buvait tout ce qui pouvait tenir… car Dieu merci, Margrédel, il en fallait du vin pour griser Bischof… et du jambon pour donner des indigestions au sacristain… il en fallait ! Ce n’est pas à des noces comme on en voit aujourd’hui, qu’ils auraient eu leur compte ! »

Ainsi causaient les bonnes vieilles, se rappelant, avec des airs d’extase, le beau temps de leur mariage. Quant aux pommes de terre qu’il avait fallu manger depuis, elles n’en disaient rien.

Et tandis qu’elles causaient de la sorte, les verres tintaient, les bouteilles gloussaient, les fourchettes cliquetaient chez maître Daniel.

À chacun son tour d’être joyeux dans ce monde, — comme disaient les bonnes commères, — d’avoir le teint frais, les épaules rondes, les cheveux noirs ou blonds, le regard alangui par l’amour ! À chacun son tour de rire, de chanter, de festoyer, de voir les choses en beau et de s’écrier le verre en main : « Vous êtes mes amis… mes vrais amis… embrassons-nous, embrassons-nous, et vive la joie ! »

C’est ainsi que se passaient le choses dans