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LE BOUC D’ISRAEL.

une branche de pin, la ficha dans un piquet fendu servant de candélabre. Une lumière blanche comme le reflet de la lune aux froides nuits d’hiver éclaira la hutte, fouillant ses recoins jusqu’à la cime du toit.

Ce Christian, en manches de chemise, la poitrine nue, le pantalon de toile grise serré autour des reins, avait l’air assez bonhomme ; sa barbe jaune lui descendait en pointe jusqu’à la ceinture ; sa tête large et musculeuse était couronnée d’une chevelure rousse hérissée ; ses yeux gris exprimaient la franchise.

« Asseyez-vous, maître, dit-il en roulant un bloc de chêne devant la cheminée. Avez-vous faim ?  !

— Hé ! mon garçon, tu sais que le grand air ! creuse l’estomac.

— Bon, vous tombez bien… tant mieux… j’ai des pommes de terre à votre service ; elles sont magnifiques. »

À ce mot de pommes de terre, l’oncle Bernard ne put réprimer une grimace : il se rappelait les bons soupers de Berbel, et faisait un triste retour sur les choses de ce bas monde.

Christian n’eut pas l’air de s’en apercevoir ; il tira cinq ou six pommes de terre d’un sac et les jeta dans la cendre, ayant grand soin de les couvrir ; puis s’asseyant au bord de l’âtre, les jambes étendues, il alluma sa pipe.

« Mais dites donc, maître, reprit-il, comment êtes-vous ce soir à six lieues de Saverne, dans la gorge du Nideck ?  !

— Dans la gorge du Nideck ! s’écria le brave homme en bondissant.

— Sans doute, vous pouvez voir les ruines d’ici, à deux bonnes portées de carabine. »

Maître Bernard ayant regardé, reconnut effectivement les ruines du Nideck, telles qu’il les avait décrites au chapitre xxive de son Histoire des antiquités d’Alsace, avec leurs hautes tours éventrées à la base et dominant l’abîme de la cascade.

« Et moi qui croyais être tout près de Haslach ! » fit-il d’un air stupéfait.

Le ségare partit d’un immense éclat de rire.

« Aux environs d’Haslach ? vous en êtes à plus de deux lieues. Je vois ce que c’est, vous avez mal pris à l’embranchement du vieux chêne : au lieu d’aller à gauche, vous avez tourné à droite. Il faut ouvrir l’œil au milieu des bois ; quand on se trompe d’une ligne au départ, ça fait des lieues à la fin. Hé ! hé ! hé ! »

Bernard Hertzog, à cette révélation, parut consterné.

• Six lieues de Saverne, murmurait-il, six lieues de montagnes ! Et dire qu’il faudra encore en faire deux autres demain, ça fera huit.

— Bah ! je vous servirai de guide jusqu’à la route, dans la vallée. Vous arriverez à Haslach de bonne heure. Et puis, songez que vous avez encore de la chance.

— De la chance… tu veux rire, Christian !

— Eh oui, de la chance. Vous auriez fort bien pu passer la nuit dans les bois. Si l’orage, qui s’avance du côté du Schnéeberg, vous avait surpris en route, c’est alors que vous auriez pu vous plaindre : la pluie sur le dos et le tonnerre tapant à droite, à gauche, comme un aveugle. Tandis que vous allez avoir un bon lit, fit-il en indiquant la caisse ; vous dormirez là comme une souche, et demain, à la fraîcheur, nous partirons ; vos jambes seront dégourdies, vous arriverez tranquillement.

— Tu es un bon enfant, Christian, répondit Bernard les larmes aux yeux. Tiens, passe-moi une de tes pommes de terre, que je me couche ensuite. C’est la fatigue qui me pèse le plus. Je n’ai pas faim, une seule pomme de terre bien chaude me suffira.

— En voici deux, farineuses comme des châtaignes. Goûtez-moi ça, maître, prenez un petit verre de kirschenwasser et puis étendez-vous. Moi, je vais me remettre à l’ouvrage ; il faut que je fasse encore quinze planches ce soir. »

Christian se leva, posa la bouteille de kirschenwasser au rebord de la fenêtre et sortit. Le mouvement de la scie, un instant suspendu, reprit aussitôt sa marche au bruit tumultueux des flots.

Quant à maître Hertzog, tout étonné de se voir dans cette solitude lointaine, entre les ruines du Nideck et du Dagsberg, il rêva longtemps à la route qu’il lui faudrait faire encore pour regagner ses pénates. Puis, suivant le cours de ses méditations habituelles, il se prit à repasser les chroniques, les légendes, les histoires plus ou moins fabuleuses, héroïques ou barbares des anciens maîtres du pays. Il remonta jusqu’aux Triboques, se rappelant Clovis, Chilpéric, Théodoric, Dagobert, la lutte furieuse de Brunehaut et de Frédégonde. etc., etc. Il vit passer tous ces êtres féroces devant ses yeux. Le vague murmure des arbres, l’aspect sombre des rochers, favorisaient cette singulière évocation. Tous les personnages de la chronique se trouvaient là sur leur théâtre : entre l’ours, le sanglier et le loup.

Enfin, n’en pouvant plus, le bonhomme suspendit son feutre à l’un des crocs de la muraille et s’étendit sur les bruyères. Le grillon chantait dans sa couche odorante, quelques étincelles couraient sur la cendre tiède ; insensiblement ses paupières s’appesantirent… il s’endormit profondément.