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LE BOUC D’ISRAEL.

envoyé moi-même dans le Holderloch, sans la racine de houx que je tenais. Ce misérable bouc, se voyant acculé, commençait lui-même l’attaque.

Jugez de ma surprise. Avant que j’eusse eu le temps de revenir à moi, il était déjà debout pour la seconde fois sur ses jambes de derrière, et ses cornes me retombaient dans le creux de l’estomac avec un bruit sourd.

Quelle position ! Non, jamais personne ne fut plus surpris que moi. C’était le monde renversé, il me semblait faire un mauvais rêve. Le précipice, avec ses roches pointues, se mit à danser au-dessous de moi, les arbres et le ciel au-dessus. En même temps j’entendais la voix perçante d’Élias crier : « Au secours !… au secours !… » tandis que les cornes de Hazazel me labouraient les côtes.

Alors je perdis toute présence d’esprit ; le bouc, avec sa longue barbe rousse et ses cornes retombant en cadence, tantôt sur mon ventre, tantôt sur mon estomac, tantôt sur mes cuisses chancelantes, me produisit l’effet du diable ; ma main se détendit, je me laissai aller. Heureusement quelque chose me retint en équilibre, sans qu’il me fût possible de savoir ce qui retardait ma chute : c’était le pâtre Yéri, du Holderloch, qui, du haut de la plate-forme, venait de m’accrocher au collet avec sa houlette.

Grâce à ce secours, au lieu de descendre dans le gouffre, je m’affaissai le long de la corniche, et le terrible bouc me passa sur le corps pour s’évader.

« Venez ici, tenez ma houlette solidement ! criait le pâtre ; — moi, je vais le chercher ; ne lâchez pas !

— Soyez tranquille, » répondait Élias.

J’entendais cela comme dans un cauchemar, j’avais perdu tout sentiment.

Quelques minutes après, j’étais étendu sur la plate-forme. Le pâtre Yéri, haut de six pieds et robuste comme un chêne, était venu me prendre dans ses bras, et m’avait déposé sur la mousse.

En rouvrant les yeux, je me vis en face de ce colosse, les yeux gris enfoncés sous d’épais sourcils, la barbe jaune, l’épaule couverte d’une peau de mouton, et je me crus ressuscité au temps d’Œdipe, ce qui ne laissa point de m’émerveiller.

« Eh bien ! fit le pâtre d’un accent guttural, ceci vous apprendra à maudire mon bouc ! »

Je vis alors Hazazel qui se vautrait contre la jambe robuste de son maître, et me regardait le cou tendu, d’un air ironique ; puis Élias, debout derrière moi, et se donnant toutes les peines du monde pour ne pas rire.

Mes idées bouleversées se classèrent insensiblement. Je m’assis avec peine, car les coups de Hazazel m’avaient meurtri.

« C’est vous qui m’avez sauvé ? dis-je au pâtre.

— Oui, mon garçon.

— Eh bien, vous êtes un brave homme. Je retire la malédiction que j’ai lancée sur votre bouc. Tenez, prenez ceci. »

Je lui remis ma bourse, qui renfermait environ seize florins.

« À la bonne heure, fit-il ; vous pouvez recommencer si cela vous fait plaisir. Ici, le combat sera plus égal, mon bouc avait trop d’avantages.

— Merci, j’en ai bien assez. Donnez-moi la main, brave homme, je me souviendrai longtemps de vous. Élias, allons-nous-en. »

Mon camarade et moi, nous redescendîmes alors la côte, bras dessus bras dessous.

Le pâtre, appuyé sur sa houlette, nous regardait de loin, et le bouc avait repris sa promenade sur les rebords de l’abîme. — Le ciel était splendide ; l’air, chargé des mille parfums de la montagne, nous apportait le chant lointain de la trompe, et le bourdonnement sourd du torrent.

Nous rentrâmes à Tubingue tout attendris.

Depuis, mon ami Élias s’est consolé d’avoir tué le seigneur Kasper, et cela d’une façon assez originale.

À peine reçu docteur en médecine, il a épousé mademoiselle Éva Salomon, dans le but louable d’en avoir beaucoup d’enfants et de réparer le tort qu’il avait fait à la société, en la privant d’un de ses membres.

Il y a quatre ans que j’ai assisté à ses noces en qualité de garçon d’honneur, et déjà deux marmots joufflus égayent sa jolie maisonnette de la rue Crispinus.

C’est un commencement qui promet.

Dieu me garde de prétendre que cette nouvelle manière d’expier un meurtre soit préférable à celle que nous impose notre sainte religion, laquelle consiste à donner son bien à l’Église et à réciter beaucoup de prières ; — mais je la crois supérieure à la méthode hindoue, et même, puisqu’il faut tout vous dire, à la théorie fameuse du bouc d’Israël !


FIN DU BOUC D’ISRAËL.