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HUGUES-LE-LOUP

Je me blottis dans l’alcôve, respirant à peine, et regardant cette silhouette immobile, comme une souris regarderait un chat du fond de son trou.

La vieille ne bougeait pas plus que le montant de la cheminée taillé dans le roc ; ses lèvres marmotaient je ne sais quoi !

Mon cœur galopait, ma peur redoublait de minute en minute, en raison du silence et de l’immobilité de cette apparition surnaturelle.

Cela durait bien depuis un quart d’heure, quand, le feu gagnant une brindille de sapin, il y eut un éclair : la brindille se tordit en sifflant, et quelques rayons lumineux jaillirent jusqu’au fond de la salle.

Cet éclair suffit pour me montrer la vieille revêtue d’une antique robe de brocart à fond pourpre tournant au violet, et roide comme du carton ; un lourd bracelet à son poignet gauche, une flèche d’or dans son épaisse chevelure grise tordue sur la nuque.

Ce fut comme une évocation des temps passés.

Cependant la Peste ne pouvait avoir d’intentions hostiles : elle aurait profité de mon sommeil pour les exécuter.

Cette pensée commençait à me rassurer un peu, quand tout à coup elle se leva, et, lentement… lentement… s’approcha de mon lit, tenant à la main une torche qu’elle venait d’allumer.

Je m’aperçus alors que ses yeux étaient fixes, hagards !

Je fis un effort pour me lever, pour crier : pas un muscle de mon corps ne tressaillit, pas un souffle ne me vint aux lèvres !

Et la vieille, penchée sur moi, entre les rideaux, me regardait avec un sourire étrange. J’aurais voulu me défendre, appeler… mais son regard me paralysait, comme l’oiseau sous l’œil du serpent.

Pendant cette contemplation muette, chaque seconde avait pour moi la durée de l’éternité.

Qu’allait-elle entreprendre ?

Je m’attendais à tout.

Subitement, elle tourna la tête, prêta l’oreille, puis, traversant la salle à grands pas, elle ouvrit la porte.

Enfin j’avais recouvré une partie de mon courage. La volonté me mit debout comme un ressort. Je m’élançai sur les pas de la vieille, qui d’une main tenait sa torche haute, et de l’autre la porte toute grande ouverte.

J’allais la saisir par les cheveux, lorsqu’au fond de la galerie, sous la voûte en ogive du château donnant sur la plate-forme, j’aperçus, qui ?

Le comte de Nideck lui-même !

Le comte de Nideck, — que je croyais mourant, — revêtu d’une énorme peau de loup, dont la mâchoire supérieure s’avançait en visière sur son front, les griffes sur ses épaules, et dont la queue traînait derrière lui sur les dalles.

Il portait de ces grands souliers formés d’un cuir épais cousu comme une feuille roulée ; une griffe d’argent serrait la peau autour de son cou, et, dans sa physionomie, sauf le regard terne, d’une fixité glaciale, tout annonçait l’homme fort, l’homme du commandement : — le maître !

En face d’un tel personnage, mes idées se heurtèrent, se confondirent. La fuite n’était pas possible. J’eus encore la présence d’esprit de me jeter dans l’embrasure de la fenêtre.

Le comte entra, regardant la vieille, les traits rigides. Ils se parlèrent à voix basse, si basse qu’il me fut impossible de rien entendre, mais leurs gestes étaient expressifs : la vieille indiquait le lit !

Ils s’approchèrent de la cheminée sur la pointe des pieds. Là, dans l’ombre de la travée, la Peste-Noire déroula un grand sac en souriant.

À peine le comte eut-il vu ce sac, qu’en trois bonds il fut près du lit, et y appuya le genou. Les rideaux s’agitèrent, son corps disparaissait sous leurs plis, je ne voyais plus qu’une de ses jambes encore appuyée sur les dalles et la queue de loup ondoyant de droite à gauche.

Vous eussiez dit une scène de meurtre !

Tout ce que la terreur peut avoir de plus affreux, de plus épouvantable, ne m’aurait pas tant saisi que la représentation muette d’un tel acte.

La vieille accourut à son tour, déployant le sac.

Les rideaux s’agitèrent encore, les ombres battirent les murs. Mais ce qu’il y a de plus horrible, c’est que je crus voir une flaque de sang se répandre sur les dalles et couler lentement vers le foyer : c’était la neige attachée aux pieds du comte, et qui se fondait à la chaleur.

Je considérais encore cette traînée noire, sentant ma langue se glacer jusqu’au fond de ma gorge, lorsqu’un grand mouvement se fit.

La vieille et le comte bourraient les draps dans leur sac, ils les poussaient avec la précipitation du chien qui gratte la terre ; puis le seigneur du Nideck jeta cet objet informe sur son épaule, et se dirigea vers la porte. Le drap traînait derrière lui, la vieille le suivait avec sa torche. Ils traversèrent la courtine.