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Histoire d’un paysan.

Lui, dans sa carmagnole et sa culotte de grisette, riait en allant leur serrer la main. Ce n’était pourtant plus le même homme ; M. le lieutenant du prévôt ne serait plus venu le prendre au collet ; il était choisi parmi les quinze de Metz, et cela se voyait bien à sa mine ; ses petits yeux noirs brillaient encore plus qu’avant, et le col de sa chemise, bien blanc, se dressait contre ses oreilles.

Comme le grand Létumier, qui aimait les cérémonies, voulait lui faire une espèce de discours, il dit en riant :

« Maître Létumier, voici la soupe qui vient, elle sent bien bon ! »

Et c’était vrai, dame Catherine arrivait avec la grande soupière, qu’elle posa majestueusement sur la table.

Maître Jean s’écria :

« Asseyons-nous, mes amis, asseyons-nous. Létumier, vous ferez votre discours au dessert… Ventre affamé n’a pas d’oreilles. Ici, Cochart ; Chauvel, là-bas, au haut de la table ; Valentin ! Huré !… Jean-Pierre ! »

Enfin il nous montrait à chacun notre place, et l’on ne pensait plus qu’à se réjouir. Mon père, Valentin et moi, nous étions en face de maître Jean, qui servait : il découvrit la grande soupière ; la bonne odeur d’une croûte au pot, à la moelle, s’éleva jusqu’au plafond, en forme de nuage, et l’on se mit à se passer les assiettes.

« Chacun a sa bouteille près de lui, dit maître Jean ; qu’on se verse. »

Et, naturellement, après cette bonne soupe, on tira les bouchons et on emplit les verres. Quelques-uns voulaient déjà boire à la santé des députés du bailliage, mais c’était du petit vin d’Alsace, et maître Jean s’écria :

« Attendez ! Il faut boire à nos santés avec du bon vin, et non pas avec de l’ordinaire. »

On trouva qu’il avait raison. Et le bouilli garni de persil étant arrivé, chacun en mangea sa bonne tranche.

Létumier disait que tout homme qui travaille aux champs ou de son métier devrait avoir une demi-livre de bœuf pareil, avec son setier de vin à chaque repas ; le bûcheron Cochart l’approuvait ; et l’on commençait à parler de politique, quand la choucroute aux petites saucisse grillées arriva ; cela changea les idées d’un grand nombre.

Marguerite et Nicole couraient autour de la table remplacer les bouteilles vides, dame Catherine apportait des plats ; et vers une heure, quand arrivèrent les gigots et qu’on apporta du vieux vin de Ribeaupierre, la joie venait et

grandissait. On se regardait l’un l’autre d’un air de contentement. Cochart disait :

« Nous sommes des hommes ?… Nous avons nos droits d’hommes… Celui qui voudrait me soutenir le contraire au bois, je lui répondrais. »

Et l’ancien canonnier Gauthier Courtois criait :

« Si nous ne sommes pas des hommes, c’est que les autres ont toujours eu pour eux le bon vin et la bonne nourriture. Avant de livrer bataille, ils étaient pourtant contents de nous flatter et de nous promettre tout ce que nous voulions. Mais après, on ne parlait plus que de discipline, et les coups de plat de sabre pleuvaient. Je dis que c’est une honte de battre les soldats, et d’empêcher ceux qui montrent du courage de devenir officiers, parce qu’ils ne sont pas nobles. »

Létumier voyait tout en beau :

« La misère est passée, s’écriait-il ; nos cahiers sont en ordre ; on verra ce que nous voulons, et le bon roi sera bien forcé de dire : « Ces gens ont raison, mille fois raison, ils veulent l’égalité des impôts, et égalité devant la loi, c’est juste ! » Est-ce que nous ne sommes pas tous Français ? Est-ce que nous ne devons pas tous avoir les mêmes droits et supporter les mêmes impôts ? Ça tombe sous le bon sens, que diable ! »

Il parlait très-bien, ouvrant sa grande bouche jusqu’aux oreilles, fermant les yeux à demi d’un air malin, la tête un peu en arrière, et levant ses grands bras comme ceux qui parlent d’abondance. Tout le monde écoutait ; et le père lui-même, avec deux ou trois signes de tête, murmurait : « Il parle bien… C’est juste ! Mais ne disons rien, Michel, c’est trop dangereux. »

Il regardait à chaque instant du côté de la porte, comme si les sergents de la maréchaussée avaient dû venir.

Maître Jean alors, ayant rempli les verres de vieux vin, s’écria :

« Mes amis, à la santé de Chauvel, celui qui nous a le mieux soutenus au bailliage ; qu’il vive longtemps pour défendre les droits du tiers, et qu’il parle toujours aussi bien qu’il a parlé ; c’est ce que je souhaite ! À sa santé ! »

Et tout le monde se penchant autour de la table, on se mit à trinquer comme des bienheureux. On riait, et chacun répétait :

« À la santé des députés du bailliage : maître Jean et Chauvel ! »

Les vitres de la grande salle en frissonnaient. Dans la rue, les gens s’arrêtaient, le nez contre les vitres, pensant :