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Histoire d’un paysan.

dait les yeux de l’officier, on le conduisait au gouvernement. Qu’est-ce que ces gens venaient dire ou demander ? Personne, excepté le conseil de la place, ne le savait.

Un jour, en septembre, le bruit se répandit qu’un pandour avait crié de loin aux avant-postes d’Albertsweiler :

« Longwy est pris !… Verdun s’est rendu !… »

Toute la garnison parlait de cela.

Custine, avec une escorte de hussards, sortit de la place pour rejoindre les lignes de Wissembourg ; l’escorte rentra bientôt ; les hussards disaient que le 8e et le 10e de chasseurs, le 1er  de dragons, le 4e et le 19e de cavalerie, le 1er  et le 2e de grenadiers, un bataillon de Saône-et-Loire et plusieurs du Bas-Rhin venaient de partir à marches forcées pour Metz. C’est peut-être le plus grand serrement de cœur que nous ayons eu : tout le monde pensait que nous venions de perdre une grande bataille, puisqu’on dégarnissait les lignes pour envoyer des secours. Malgré cela, les bourgeois patriotes soutenaient que l’Alsace n’avait rien à craindre, qu’il restait assez de troupes pour garder le passage de Lauterbourg ; que les Allemands ne pouvaient passer que par les vallées de Fischbach et de Dahn, ou s’engager dans les bois de Bienwald, où les volontaires nationaux les extermineraient jusqu’au dernier ; et que s’ils suivaient le chemin d’Altstadt, nos redoutes les arrêteraient, quand ils seraient cinquante mille.

Voilà ce qui se disait dans les brasseries de Landau ; les bourgeois et les soldats s’entendaient comme des frères. Mais si les alliés s’étaient ouvert un chemin sur Paris, à quoi nous servait d’avoir gardé notre petit coin d’Alsace ? Ah ! quelle tristesse on eut dans ces quinze jours, et quelles inquiétudes !

Le vieux Sôme, seul à la chambrée, ne perdait pas confiance ; une fois, il dit à ceux qui s’inquiétaient le plus :

« Laissez faire… qu’ils entrent tous, ce sera tant mieux… nous leur tomberons sur le dos ; il n’en sortira pas un seul. »

Enfin on conservait tout de même le courage ; on ne demandait qu’à sortir pour se battre, quand un matin cette longue queue d’ennemis qui défilaient depuis trois semaines eut une fin : les cent quatre-vingt mille alliés étaient en France. Nous avions beau regarder du haut des remparts, il n’en restait plus ; les pandours eux-mêmes avaient suivi la dernière colonne. Ce jour-là, des paysans, hommes et femmes, en grand nombre, leurs paniers sur la tête ou la hotte aux épaules, se rapprochèrent de la ville jusqu’aux avant-postes ; l’ordre arriva de les faire entrer par une poterne, et ces gens

alors racontèrent que le prince de Hohenlohe-Kirschberg avait logé chez le maire de Neustadt ; que maintenant son armée entourait Thionville ; que là-bas on bombardait tout ; que la garnison faisait des sorties ; que les Autrichiens et les Bavarois avaient forcé nos paysans de conduire leurs munitions et leurs bagages jusqu’aux environs de la place, et que c’est d’eux qu’ils avaient appris ces choses. Mais de plus loin ils n’avaient aucune nouvelle.

Il fallut encore attendre.

On avait baissé le pont d’Impflingen, et l’on s’ennuyait terriblement de rester les bras croisés, lorsque, vers le 25 septembre, les courriers de Strasbourg et de Nancy arrivèrent, et toute la ville fut remplie dans une heure de lettres et de gazettes ; on sut tout ce qui s’était passé depuis trois semaines : la prise de Longwy, que les habitants avaient livré sans défense, malgré les volontaires des Ardennes et de la Côte-d’Or ; la capitulation de Verdun, aussi forcée par les habitants, dont les femmes et les filles s’étaient portées à la rencontre du roi de Prusse avec des fleurs ; la mort du brave commandant Beaurepaire, qui n’avait pas voulu signer sa honte ; la défense des défilés de l’Argonne par Dumouriez ; le départ de Kellermann avec l’armée du centre, pour le rejoindre et livrer bataille en avant de Châlons ; le soulèvement de Paris, en apprenant que les traîtres livraient nos places fortes et que Brunswick arrivait exterminer les patriotes ; le massacre des nobles et les prêtres réfractaires dans les prisons ; la bataille de Valmy ; la défaite des Prussiens, et la première séance de la Convention, qui avait proclamé la république à l’unanimité, le 21 septembre.

Que de choses terribles et grandioses s’étaient passées dans ces vingt jours ! Et nous autres nous n’avions rien fait ; nous étions restés cloués là, par un misérable petit prince qui ne voulait pas même nous attaquer. En pensant à cela, nous étions indignés et nous criions :

« Est-ce qu’on va nous laisser moisir ici jusqu’à la fin de la guerre ? Puisque les Prussiens sont battus, coupons-leur la retraite ! »

D’autres pensaient qu’il valait mieux tomber sur leurs grands magasins, le long du Rhin, à dix ou douze heures de nous ; que ce serait plus vite fait et que la république y trouverait aussi son compte.

Enfin ces idées fermentaient dans tous les régiments, et l’on disait déjà que nos généraux trahissaient, puisqu’ils ne profitaient pas d’une si belle occasion ; on commençait à se révolter, quand par bonheur, le 29 septembre

au soir, Custine revint avec son état-major. Il